Livre "Les Malheurs de la Vérité" - L'interview de l'auteur
Les Malheurs de la Vérité
Didier Dufau
L’interview de l’auteur,
Question : Vous avez exploré les causes de la crise de 2008 dans votre premier livre L’Étrange Désastre, édité dans le cadre du Cercle des économistes E-toile que vous présidez. Vous avez ensuite publié une histoire de la monnaie de 1919 à 2019, La Monnaie du Diable, parce que vous jugiez que peu de gens connaissaient cette histoire fondamentale. En 2021, vous avez averti dans Réconcilier Économie et Écologie, deux trains lancés l’un contre l’autre sur la même voie, qu’on entrait dans une impasse.
L’actualité donne largement raison à vos thèses. La mondialisation déséquilibrée, qui permet d’accumuler d’énormes excédents et déficits, depuis que les changes flottants ont remplacé les Accords de Bretton Woods, a vu les États-Unis tenter de réduire ses déficits par les droits de douane décidés unilatéralement. L’étouffement économique associé à un écologisme déraisonnable a conduit l’Union Européenne à desserrer les règles folles imposées par J. Timmermans.
Pourquoi un économiste croit-il devoir aborder une question aussi générale que « la Vérité » qui ressort plus de la morale ou au moins de la sociologie ?
Didier Dufau : Les grandes questions économiques sont passées au second plan depuis le Covid. La dette a créé le sentiment que peu importait la production, on pouvait vivre avec l’argent des autres ou l’argent magique. Les analyses de l’opinion et des forces sociales ont pris l’avantage. Les travaux des sondeurs d’opinion ont la priorité sur la réflexion proprement économique.
Question : Pensez-vous que le débat économique serein n’est plus possible ?
DD : C’est un constat. Le spectacle indigne donné par les Parlementaires français en ce moment est pour le moins éclairant. Nous avons créé notre petit cercle pour faire valoir des idées qu’on ne retrouvait pas toujours dans les médias où la « vérité » est « construite ». Mais entre le silence et l’injure permanente, il faut constater non pas seulement un changement d’intensité de la querelle mais un début d’interdiction du débat.
Q. : En quoi le débat sur la Vérité est-il aujourd’hui indispensable ?
DD : Michel Barnier, au début de sa courte mission de Premier Ministre a déclaré : « Moi, je dirai la vérité ». Depuis, la dénonciation du mensonge se retrouve partout, pas toujours de façon très utile. Traiter ses adversaires de menteurs est le degré zéro de la politique. Mais comment a-t-on pu cumuler autant de crises, certains en ont compté une quarantaine, et aussi graves, s’il n’y a pas eu quelques dysfonctionnements dans le système d’information des Français ?
Normalement la « conversation démocratique » aurait dû permettre d’anticiper les difficultés et d’élaborer des solutions préventives et curatives. Là est le mystère et il importe de comprendre ce qui s’est passé.
Q : Vous considérez que le système d’information français a failli ?
DD : Très clairement. À partir du moment où les drames se sont accumulés à ce point, il faut se pencher très sérieusement sur la question. Il y a un vice quelque part qu’il importe de bien comprendre et de corriger.
Q. : Quel est donc ce vice, selon vous ?
DD : Nous l’avons examiné en détail et lui avons donné un nom : le Grand Mensonge Systémique. Un GMS est une vérité qui ne parvient pas à entrer dans la conversation démocratique. Pour un observateur raisonnable, elle ne fait aucun doute. Néanmoins, elle va rester hors du système d’information. Un Grand mensonge Systémique suit toujours à peu près la même séquence. Au départ est l’occultation. Si le système d’information n’en parle pas, la vérité n’est pas débattue. Les « forces d’occultation » sur certains sujets sont diverses, nombreuses et puissantes. Deuxième phase : on ne peut plus occulter la vérité qui s’infiltre un peu partout. Alors commence la négation. « Ce n’est pas vrai ! Ceux qui le prétendent sont des vilains. Ne les écoutez pas et circulez, il n’y a rien à voir ». Troisième phase : la minimisation. C’est vrai ! Mais ceux qui en parlent exagèrent. Ne les écoutez pas. Circulez, il n’y a toujours rien à voir. Le stade ultime : l’exonération. Oui c’est vrai ! On ne peut ni le nier, ni le minimiser. Et alors ? L’affaire est complexe et de toute façon ce n’est pas notre faute. Inutile de s’attarder.
Cette séquence, dite loi de Chaix, du nom du membre du cercle qui l’a explicitée, peut durer cinquante ans et plus.
L’ennui c’est que les vérités qui subissent ce traitement sont en général associées à des conséquences très graves. Si trop d’entre elles sont ainsi stérilisées, alors les crises finissent par s’accumuler de façon inextricable comme on le constate aujourd’hui.
Q. : Comment expliquer cette multiplication des Grands Mensonges Systémiques ?
DD : Les « élites » ne veulent pas remettre en cause les institutions ou les politiques ancrées dans des rapports de force sévères et considèrent que l’éviction des problèmes les plus graves permettra de passer les caps électoraux sans trop de dommages. On « enjambe » les élections ! Et on s’en vante ! Pour ces gens, il faut présenter une information « pédagogique », « performative », construite et purifiée. Le débat public devient non seulement insipide mais faux jeton. Car il faut à chaque échec donner une explication sans remettre en cause les mensonges récurrents. Des constructions publicitaires monstrueuses de sottise sont alors proposées aux masses ignorantes qui doivent s’en contenter. Logiquement, ces derniers le répètent depuis près de trente ans : « on marche sur la tête ». Ils ne sont pas entièrement dupes. Et ils ne vont plus voter ou ils votent « protestataire ».
Comme le disait Muyzenberg, l’astucieux théoricien de la dialectique communiste, « devant des ignorants, la vérité et le mensonge sont à égalité ». Alors ? Pourquoi se priver de mentir utile ? Mais l’auditoire décroche vite.
Q. Pourriez-vous nous donner des exemples ?
DD : Faire un inventaire de la sottise économique qui s’étale dans les médias serait amusant mais sans fin. Ces « narratifs » dont nous sommes accablés tous les jours sont consternants. On le jugera à ces petits exemples :
- Les 35 heures ont créé de l’emploi
- L’Union Européenne nous protège
- La conversion énergétique va créer de l’emploi en France
- Le wokisme est un fantasme
- Le capitalisme est la cause de la dénatalité
- Les éoliennes sont une solution évidente
- La SNCF fait des bénéfices
- Il faut être heureux de la crise immobilière, car la hausse a été « scandaleuse ».
- La dette démente, c’est bien.
- Le retour à la retraite à 62 ans est possible.
- La dette française ne pouvant plus croître au même rythme, il faut que l’Union européenne prenne le relais et finance les transitions militaires, numériques, écologiques par d’immenses emprunts.
- Un système de retraite par répartition est compatible avec le vieillissement de la population et la disparition progressive de la jeunesse.
- Le néoféminisme politique n’a rien à voir dans la baisse des naissances.
- Cela ne coûte rien c’est l’État qui paie.
- Toute immigration est heureuse.
- Le classement Pisa ne donne pas une vraie indication des progrès de l’éducation nationale.
- La notation de la dette de la France n’a pas d’importance.
- On a supprimé la taxe d’habitation et donc réduit les impôts (alors qu’on n’a fait que transférer le financement sur d’autres et la dette).
- Macron nous protège.
- Certes nous baissons régulièrement pour le rang dans le monde pour le rapport PIB par tête. Mais l’indice est mauvais. En matière de bonheur par tête nous sommes bien placés.
- La prison conduit à la récidive. Les récidivistes ne doivent donc pas aller en prison !
- On peut contrôler le trafic de drogues sans s’attaquer sérieusement aux jeunes immigrés qui s’y livrent quasiment impunément. Ni à leur famille.
- Les ARS ont amélioré la gestion de la santé.
- Les faits sont fascistes
- Le calendrier prévu par l’Union Européenne pour décarboner totalement son économie est tenable.
- La politique écologique n’a pas besoin d’étude d’impact. Les conclusions du GIEC suffisent.
- Installer des champs d’éoliennes ou de plaques photovoltaïques n’est pas une artificialisation des sols
- Exproprier progressivement chaque année et sans indemnité 2 % du capital des entreprises importantes n’a pas de conséquences sur le fonctionnement de ces entreprises
- Redistribuer par les prélèvements l’équivalent de la valeur ajoutée globale des entreprises est durable. (1 600 milliards d’euros dans les deux cas en 2024).
Q. : Faire la chasse à toutes ces sottises vous paraît-il un travail surhumain ?
DD : Surtout inutile. La puérilité de toutes ces affirmations défie tout débat. Il faut se concentrer sur les Grands Mensonges Systémiques qui doivent être exposés en pleine lumière et qualifiés comme tel, afin que plus personne n’ose s’en emparer sans être ridicule.
Q. : Quels sont donc ces Grands Mensonges Systémiques ?
DD : Nous en avons isolé une demi-douzaine, en se concentrant sur ceux qui ont une influence directe sur les difficultés criantes que nous rencontrons et sont encore largement exclus du débat démocratique utile. Pour chacun d’entre eux nous avons d’abord clairement défini la vérité concernée et le mensonge associé. Nous avons fait l’historique de son apparition et de son développement, phase par phase, et clairement établi le lien avec les difficultés actuelles. Ce lien est tellement fort que nous avons eu du mal à finir le livre. Chaque semaine apporte son lot de confirmations et d’illustrations. On est tenté de rester coller à l’actualité !
G. : Pourriez-vous donner un exemple
DD : Le plus démonstratif est le Grand Mensonge Systémique démographique. Pendant cinquante ans le narratif public a voulu que la pilule, l’avortement, la remise en cause de la famille traditionnelle, le néoféminisme exalté et le Wokisme n’entraînent aucune conséquence sur la natalité. Tout allait bien en France qui faisait mieux que tous les autres pays développés. Jusqu’à ce qu’on constate que les moins de 20 ans sont 15 millions en 2025 alors qu’ils étaient 30 millions en 1971. Une division par deux. Un terrible effondrement. À ce rythme, ils seront 5 millions en 2 100 ! Souhaitable ? Et on découvre soudain que la classe des 20-60 ans a baissé dans les dix dernières années et n’a pas pu financer les retraites de près de 3 000 000 de plus de 60 ans supplémentaires. Qui avait prévenu, anticipé et proposé des solutions ? Pas un mot ! Chut !!! L’occultation a été totale avec la complicité de l’INED. Il a fallu attendre 2 024 pour qu’on sorte de l’occultation, de la négation et de la minimisation en deux ans. Depuis mai 2025 le remplacement générationnel ne se fait plus. Difficile de ne pas voir le lien avec :
- L’impossibilité de boucler les budgets sociaux et nationaux,
- La stagnation de la croissance
- La difficulté de trouver des collaborateurs et pire encore de réindustrialiser
- La complexité de mobiliser une force militaire plus solide,
- La baisse relative du PIB par tête,
Cependant les politiques suivies depuis 2013 ont été toutes contraires à la natalité. Hollande baisse le quotient familial et les allocations familiales. Macron et le Parlement constitutionnalisent le doit inconditionnel et gratuit à l’avortement. Rassurer le mouvement LGBTIA leur paraît plus important que de redresser la natalité.
Depuis cinquante ans, le Grand Mensonge Systémique démographique ne permet pas de laisser entrer pleinement dans le débat public la vérité de la dénatalité catastrophique. Aujourd’hui la vérité est bien exposée mais curieusement, les politiques considèrent que cela ne change rien et ne proposent toujours rien de sérieux. C’est le prototype d’une phase d’exonération. « C’est comme cela. C’est complexe et on n’y peut rien ». Luc Ferry explique la dénatalité par le mariage d’amour ! On ne va tout de même pas proscrire l’amour ! Circulez, il n’y a toujours rien à voir…
Q. Restez-vous optimiste ?
DD : La pédagogie par l’exposition sans fards de la réalité est difficile. Tout le monde connaît le livre de J.-F. Revel sur « la connaissance inutile ».
Casser le cadre totalement fictif de certains « narratifs » politiques, alors que les médias n’osent pas faire véritablement leur travail et acceptent souvent de participer à la construction d’un habillage totalement insincère de la réalité, n’est pas simple. Mais lorsqu’un journaliste fait le lien entre les difficultés de plus en plus insurmontables et le discours dominant, il a en général honte de participer à ce jeu sinistre. Les journalistes ne sont pas des voyous, même si on voit que les lignes idéologiques sont très formées dans les différents médias et que le jeu des forces dominantes y est très présent.
Personne n’a réellement envie de participer à l’occultation d’une vérité nécessaire ou sa négation ou sa minimisation, dès lors qu’il est établi qu’il s’agit d’un Grand Mensonge Systémique qui provoque des conséquences dramatiques.
Tant que la nécessité d’arrêter la complaisance au mensonge ne s’est pas radicalement imposée dans les différents milieux qui participent à la construction de l’opinion, les logiques d’occultation, de négation, de minimisation et d’exonération resteront prégnantes. Il faut aussi étendre cette pédagogie au plus grand nombre. Les Français ont le droit et la capacité de savoir. Ils doivent se révolter contre les Grands Mensonges Systémiques qui les conduisent droit à la catastrophe.
C’est le message qu’il faut nourrir et faire passer dans les mentalités ! Je crois que personne lorsqu’il refermera le livre, ne pensera jamais plus qu’il faut perpétuer les Grands Mensonges Systémique. Les malheurs de la vérité sont d’abord des malheurs tragiques pour les Français.
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Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef, aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants, explications sur le retard français, analyses de la langueur de l'Europe, réalités de la mondialisation, les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable. Association loi 1901 |


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