Échec de l’économisme ou échec de l’économie ?
Dès la fin des années cinquante, marquées par l’exceptionnel enrichissement de ce qu’on appellera « les trente glorieuses », des voix se sont élevées pour expliquer que cette richesse n’était pas un vrai bien mais une aliénation, non pas un progrès mais une illusion. L’individu devenait solitaire dans la foule. Le dépouillement était de toute façon une valeur chrétienne fondamentale. La jouissance était un péché de gourmandise. Les religieux ont les premiers « sonné le tocsin » contre les méfaits du matérialisme. Les philosophes ont pris le relais. Dès la moitié des années soixante, on se piquait chez beaucoup d’entre eux de promouvoir le non-travail, le temps libre. On pouvait enfin accéder, grâce à l’automatisation (on ne disait pas encore : aux robots), à l’idéal grec : philosopher sans rien faire, sans l’ennui moral de l’esclavage. Les philosophes sont devenus de plus en plus critiques à mesure qu’ils étaient concurrencés par les sociologues. L’ennui était leur marxisme « méthodologique » qui leur a fait dire de multiples sottises et les a conduits à soutenir un système d’aliénation totale pour libérer l’humanité d’une aliénation supposée par la consommation.
L’économiste est devenu une espèce de galeux idéologique pour les tenants des religions, des idéologies, des idées et du primat du politique. Il est vrai qu’aux États-Unis, la croyance des économistes qu’ils avaient enfin trouvée leur pierre philosophale, la croissance indéfinie sans crise, les avait encouragés à pousser la discipline dans les universités et à obtenir des recrutements massifs dans l’administration dès le début des années soixante. Les autres pays suivirent et imitèrent. La place des économistes comme celle des sociologues grandit massivement dans les médias et la discussion politique.
Cinquante ans plus tard, il est curieux de constater qu’un nouveau mot est apparu dans les pays développés : l’économisme, forme de maladie sociale et intellectuelle grave, au même moment où l’effondrement du socialisme voyait des milliards d’humains se précipiter vers la consommation, sans tenir compte le moins du monde des idéalistes qui avaient mené le combat contre l’horreur communiste et qui croyaient à un socialisme à visage humain. La sauvegarde de la terre, ambition de droite dans les années d’avant-guerre, est devenue dès le début des années soixante-dix une ambition de gauche. L’écologie a décrété que l’économie était une maladie grave qui tuait la nature nourricière et que les Trente Glorieuses étaient en fait un génocide des espèces vivantes et, ses tenants, des criminels.
Nous en sommes là avec le retour des guerres de religions, la condamnation ontologique de l’individualisme, le refus du progrès, la condamnation de l’abomination des marques, et la désarticulation des clivages politiques traditionnels.
En France, la victoire surprenante d’un des candidats, Emmanuel Macron, avec effondrement des partis de gouvernement traditionnels depuis 1944, la gauche, le centre et la droite dites républicaines, provoque une montée d’adrénaline chez tous ceux qui considèrent l’économie, c’est-à-dire la prospérité matérielle, comme une tare.
Le Figaro Magazine a cru devoir ouvrir avec eux le procès de « l’économisme », succédané honteux d’une vraie religion, supposé animer les forces politiques balayées par le soudain tsunami, mais aussi le jeune vainqueur, ce qui paraît inacceptable à MM. Patrick Buisson et Marcel Gauchet. On le conjure d’abjurer cette funeste hérésie.
Pour eux tout le monde a tort dans cette affaire, les anciens comme les modernes.
Certes, affirme Buisson, le nouveau chef « a parfaitement analysé le vide émotionnel et imaginaire que la disparition de la figure du roi a creusé dans l’inconscient des Français ». « Accomplir des gestes et des rites qui ne vous appartiennent pas, qui viennent de plus loin que soi, permet de s’inscrire dans une continuité historique et d’affirmer une permanence qui transcende sa propre personne ». Voilà pour le satisfecit. Mais « Emmanuel Macron apparaît comme « la figure emblématique de cette nouvelle classe dominante qui aspire à substituer à tous ceux qui aspirent à un salut hors de l’économie […]». C’est très mal parce qu’« un système où l’économie commande l’organisation de la société est incapable de produire du sens ». Revoilà Mounier et sa « dissolution de la personne dans la matière ».
La droite a perdu pour ne pas avoir compris qu’il fallait en fait recréer un grand mouvement conservateur enraciné et enracinant, « subordonnant la matière à l’esprit », qui permettrait « de mettre fin à l’abaissement du politique au niveau de la gouvernance économique ».
Pour Marcel Gaucher le grand virage s’opère en 1974, « une rupture économique et sociale mais aussi anthropologique comparable à celle de 1 492 ». Wall Street et la City ont pris le manche dans la foulée de la hausse des prix du pétrole. Depuis « l’économie et la technocratie règnent en maîtres ». L’atomisation de la société autonomise les individus, désormais irréductibles à une classe. Privées de l’Église et du Parti communiste « les sociétés européennes seraient désormais confrontées à un malaise existentiel profond ».
En un mot l’homme nouveau du nouveau monde dominé par l’économisme, est désormais seul et désenchanté. Du coup il en vient à voter, dans l’extase, pour le vide macronien.
Bien entendu, notre résumé est réducteur. Les réflexions de nos deux auteurs sont souvent riches et intéressantes. Mais nous ressentons un profond désaccord sur un point : ce ne sont pas les économistes et leur religion supposée que serait l’économisme qui sont au cœur des mouvements constatés.
La grande mutation ne date pas comme le dit Gauchet de 1974 mais de 1971 où, pour des raisons impériales, les États-Unis prennent à contre-pied toutes les doctrines économiques du moment pour instituer un système de changes flottants et de domination économique violente. Il s’agit d’une voie de fait qui aboutira à une baisse tendancielle de la croissance, à l’aggravation des crises périodiques et à la montée de l’endettement, ce que nous appelons une économie baudruche, indéfendable en doctrine. Les économistes n’ont pas triomphé dans l’affaire : ils se sont couchés, car ils n’avaient aucun moyen de s’opposer sans risque de carrière ou par médiocrité. Seuls des économistes comme Sauvy, Allais, Rueff ont, en France, sauvé l’honneur de la profession, en montrant les vices inhérents au nouveau système vicieux mis en place. On n’a pas constaté le triomphe de l’économisme mais celui des rapports de force politiques.
Le succès du jeune Macron n’a rien à voir avec l’économie. Le coup d’État qui vient de réussir est comme nous l’avons démontré dans plusieurs articles, un pronunciamiento de la haute fonction publique, qui domine l’état, la société politique, les médias et la finance. Il n’y a rien de solide du point de vue économique dans le programme Macron. Les premières mesures sont fiscales et démagogiques. La dérégulation du travail est un leurre qui permet de satisfaire Bruxelles et qui n’aura dans les formes envisagées qu’un impact minime sur l’économie. De la même façon que les plans « Macron » précédents n’ont pas eu le moindre effet significatif.
Il est évident qu’un comportement un peu plus digne que les exploits de « Bidochon et Foutriquet », qui ont abaissé largement la fonction présidentielle, est bienvenu et apprécié de tous. Mais cela ne suffit pas.
L’économie est malade. Son organisation internationale et européenne est fautive. Elle restera inchangée. On ne constate pas un échec de l’économisme mais un état semi-comateux de l’économie. Le ras-le-bol des électeurs provient de la baisse constante de la croissance depuis 1971 et des conséquences sur l’emploi des explosions de dettes et des crises conjoncturelles résultantes. Ils croient naïvement, et ce n’est qu’en cela qu’on peut parler d’économisme, que leur malheur provient des partis qui ont alterné au pouvoir depuis 1971. On leur dit qu’en dépassant les vieux clivages « on » va pouvoir « faire les réformes nécessaires » et ils radotent « laissons leur une chance ».
Les malheurs du monde proviennent d’un défaut majeur d’organisation du système monétaire international qui n’est pas compris ni même cité, encore moins attaqué. La cause est politique. Le système de monnaie unique européen est également grevé de défauts structurels majeurs qui ne sont pas plus compris du plus grand nombre que traités. La cause est politique. La stupidité française du tout impôt qui a conduit à des dépenses publiques supérieures en valeur à la valeur ajoutée du secteur marchand, est une maladie politique, totalement antiéconomique.
La vérité de la situation devient plus claire :
- Les Français sont las des impôts et des querelles idéologiques autour des solutions qui permettraient de sortir de la baisse continuelle du revenu par tête. Ils ont perdu confiance, après 40 ans d’incapacité à sortir du trou, dans les partis dits de gouvernements. Ils ont pu être trompés assez facilement par un nouveau venu qui a prétendu qu’on pouvait s’unir au-delà des divisions habituelles pour trouver des solutions efficaces, en vérité apolitiques. Ils l’ont été d’autant plus facilement que la manipulation médiatique a été gigantesque, dans un système où les médias ont perdu toute autonomie et où il n’y a qu’une poignée de décideurs vivant dans la dépendance de l’État.
- Ce n’est pas l’économisme qui rend malade la société mais l’économie qui est malade des décisions désastreuses prises par les politiques pour des objectifs politiques.
Aujourd’hui la réflexion politique a comme toujours son autonomie par rapport à l’économie. Mais l’économie n’a pas d’autonomie par rapport au politique.
Entre ceux qui ne veulent plus de croissance pour sauver la terre et l’humanité, alors que 7 milliards d’humains veulent consommer et avoir enfin plus qu’une vie de misère et de survie, les stratégies de puissance des grands États, qui n’ont pas renoncé à leur surmoi géostratégique, l’irresponsabilité des pays qui laissent s’envoler la croissance de leur population et donc alimentent une émigration de masse déstabilisatrice, les stratégies d’entreprises mondialisées qui parviennent à échapper au droit commun et à imposer des comportements consuméristes désastreux, tout en échappant aux impôts, l’affaiblissement des États voulus par les bureaucrates de Bruxelles et les européistes militants, la dérive de la dictature des juges, les politiques et les électeurs sont totalement perdus.
L’ennui, dans le cas de la France et de l’élection du jeune Macron, c’est qu’il n’y a strictement rien, dans le programme confus et trompeur du dit, qui laisse planer le moindre espoir. La soumission à l’Europe supranationale paraît totale. Les nouvelles libertés données aux grandes entreprises multinationales et à elles seules, de dépecer le droit social, l’augmentation massive des impôts, sauf pour la finance et ses produits et la démagogie éhontée de l’achat de vote, n’annoncent rien de fondamentalement positifs. Il n’y a rien d’économique là-dedans, sinon du cynisme politique accompagné de licences microéconomiques et sectorielles pour des intérêts particuliers.
N’accusons pas les économistes ni l’économie d’un état de fait entièrement politique. Les pronunciamientos militaires ou de hauts fonctionnaires ont ceci de commun que l’économie n’en forme jamais la substance même si elle apparaît dans la tromperie des discours.
Disons-le nettement et à Marcel Gauchet et à Patrick Buisson : l’économie est malade. Elle ne l’est pas de l’économisme mais des jeux politiques, idéologiques et géostratégiques qui ont entraîné la mise en place d’organisations économiques défectueuses.
Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef, aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants, explications sur le retard français, analyses de la langueur de l'Europe, réalités de la mondialisation, les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable. Association loi 1901 |
"dépecer le droit social" = expression gauchiste qui sous entend que ce qui protège le salarié, c'est le droit édicté par l'état et les syndicats.
En fait, ce qui protège le salarié, dans une société où les droits fondamentaux sont respectés, c'est la concurrence des producteurs ... (cf "free to choose" de Milton Friedman)
bien cordialement,