L'économie baudruche

Les physiciens admettent parfaitement qu’un même objet puissent avoir des états différents et que les lois qui règlent son comportement peuvent être différentes selon ces états. L’état solide à ses lois, l’état liquide un jeu nouveau de propriétés, l’état  gazeux  est spécifique.

L’ennui de la science économique est qu’elle postule un seul jeu de lois et ne distingue pas des états  différents, avec leurs lois propres et leur transition.

Nous prétendons ici que les lois économiques qui s’appliquent varient en fonction de certaines variables fondamentales. Prenons par exemple l’endettement global. Une économie qui présente un niveau d’endettement global de 50% ne se comporte pas comme une économie qui a atteint un taux de 400%. Ce sont deux mondes assez différents avec des comportements différents, des évènements différents,  des manifestations  diverses différentes.

L’équivalent de l’état gazeux pour une économie  est la forme très particulière que peut prendre le capitalisme lorsque la production et l’emploi cessent d’être le cœur des relations économiques.

Cet état se met en place lorsque la dette globale (la somme nette de toutes les dettes : secteur financier y compris l’institut d’émission, particuliers, entreprises, état) devient un multiple important  du PIB. On peut estimer qu’un ratio dettes sur PIB marchand de plus de 300% marque l’établissement de cet état  économique un peu particulier.

Lorsqu’on en arrive là, la dette ne peut plus être remboursée par les  revenus de production. En imaginant une maturité moyenne de la dette de 5 ans et un taux d’intérêt de 5%, il est facile de calculer qu’on devrait employer  75% de la production pour rembourser le capital et payer les intérêts. Ce qui est naturellement impossible.  Par conséquent le système financier, bien qu’en apparence gorgé de liquidité et de profits, est en faillite virtuelle.

Cette économie  gazeuse ou baudruche, comme on voudra,  est par construction instable et vouée à une forte correction.  Une des responsabilités publiques les plus importantes est donc, pour l’Etat, d’établir le ratio dette globale sur PIB marchand et de le  surveiller de près. Lorsqu’on entre dans l’état baudruche, il est tard pour éviter les risques d’explosion. On ne pourra que les atténuer par une succession d’artifices.

L’observateur constatera que ce chiffre n’est ni établi de façon certaine ni suivi de façon régulière. En France on connait la dette de l’Etat, selon diverses méthodes d’évaluation. On sait qu’il existe des techniques pour la réduire ou la masquer. Mais au final, dans la durée, on la connait bien, même si elle est dispersée entre de nombreux échelons administratifs et que la question des engagements à terme de l’Etat est en général passée sous silence.     Par exemple la retraite des fonctionnaires est une dette de l’état vis-à-vis de ses ayant-droits.  Toutes les obligations à terme de payer (définition élémentaire d’une dette) ne sont pas intégrées dans les chiffres de dettes publiés. On se contente en général de regrouper les engagements de rembourser aux banques. En un mot, la valeur des prêts.

Ce chiffre est important mais ne décrit qu’une partie de l’histoire.  Un pays peut connaître un en- cours de prêts de 200%  du PIB marchand et une masse d’obligations à terme  autres,  de valeur globale équivalente. 

En France la seule dette publique vis-à-vis des prêteurs  représente 200% de la valeur ajoutée annuelle des entreprises (de plus de 1 personne) du secteur commercial  non financier.  Il faut lui ajouter les dettes des particuliers, qui sont à peu près à 100%,  celles des entreprises elles mêmes et celles des institutions financières et de la banque centrale (sous forme de quote-part des dettes de la BCE). On dépasse allègrement les 400%. C’est à dire que la production marchande ne peut en aucun cas payer les intérêts et les remboursements.

Pour s’en tenir aux prêts du secteur bancaire, on peut s’interroger sur la possibilité qu’ils excèdent les capacités économiques d’un pays. Les banques ne sont pas folles. Elles ne peuvent pas sciemment créer les conditions de leurs propres faillites.  Pourtant elles le font. Par quels mécanismes ?  La réponse tient entièrement à la manière dont une banque envisage le remboursement.  Elle ne se préoccupe en rien de la valeur ajoutée de la production marchande. Elle regarde quelle sera la source du gain  potentiel et la nature des sécurités qu’elle va prendre sur l’emprunteur. Si, par exemple, l’emprunteur vise une plus value en capital et est prêt à donner une caution sur un bien « réel » en sa possession, un comité de crédit peut se laisser tenter.

La marque d’une économie baudruche est justement que la part des prêts consacrés à la recherche d’une plus value, et non pas à un profit sur production, gonfle considérablement jusqu’à devenir majoritaire. 

La spéculation immobilière est typique  comme le prêt pour investissement boursier. Mais il est des formes de recherche de plus value plus complexes.  Financer le rachat d’une société pour permettre son démantèlement  et l’exploitation des plus values comptables latentes,  racheter un portefeuille de créances douteuses dans l’espoir d’obtenir une liquidation favorable,  pratiquer le « day trading » sur toutes les classes d’actifs  qui s’y prêtent, notamment les devises et les matières premières, toutes ces activités ne se justifient que par la recherche d’une plus value, c'est-à-dire une variation de valeurs d’actifs, sans considération pour la production et l’emploi.

Ces activités sont licites et sont pratiquées à tout niveau de l’endettement global. L’économie baudruche est caractérisée par le fait qu’elles deviennent majoritaires. Elles ne peuvent devenir majoritaires que si un phénomène de bulle cumulative et généralisée s’est mis en place.

Une question fondamentale est de comprendre comment on entre dans une économie baudruche. S’agit-il d’un mouvement spontané ou d’un défaut d’organisation ?  Les acteurs de la transformation sont-ils des « salauds » ou des  « imbéciles » ?

L’histoire des cinquante dernières années donnent la réponse : un défaut d’organisation donne du champ aux comportements spéculatifs, sans pour autant qu’on  doive les juger comme fautifs : ils sont rationnels dans le cadre créé.

Les changes flottants ont eu cette double conséquence que se crée un moteur spéculatif automatique, puisque toutes les classes d’actifs voient leur valeur changer de milliseconde en milliseconde et qu’un carburant nourrit la hausse : l’apparition de déficits et d’excédents de balances de paiements colossaux  génère du crédit de façon incontrôlable. L’instabilité intrinsèque d’un tel système provoque des dégringolades qu’on a jugées bon de soulager par une création débridée de monnaie banque centrale.  La liquidité est partout. Elle permet des revalorisations d’actifs qui nourrissent à leur tour le crédit.  La production n’a pas de rapport direct avec cette création monétaire et financière permanente.

Comme nous n’avons cessé de le répéter le phénomène économique majeur sur lequel l’essentiel de la recherche économique devrait se pencher est la courbe en U de l’endettement global depuis 1944. On est passé au sortir de la guerre d’un état où l’endettement se trouvait autour de 400% pour retomber à moins de 200% en 1971. Puis on est repassé en moyenne au dessus de 400%   en 2006.

C’est l’abandon du système de Bretton Woods, le Gold exchange standard, où toutes les monnaies se définissent par rapport au dollar et le dollar est évalué en or, qui a provoqué le basculement des économies de production, caractéristiques des trente glorieuses,  vers l’économie baudruche.

Toute l’histoire économique internationale contemporaine est marquée par cette évolution de plus en plus intenable vers une économie financière déconnectée de la réalité productive. 

Comment sort-on d’une économie baudruche ? Par la crise. Comment sort-on de la crise ? Jusqu’ici on a tenté de le faire en regonflant artificiellement la baudruche, sans toucher aux défauts de construction qui lui ont permis de prospérer puis d’exploser.

Nous pensons cette politique erronée.

Il faut d’abord juguler les causes de l’entrée dans l’économie baudruche pour espérer en maîtriser la sortie.

Nous venons tout juste de fêter le septième anniversaire de l’explosion de la crise « chaude » avec le blocage du marché monétaire interbancaire de juillet 2007.

Sept ans de malheur !

Et aucune réforme n’est venue, sinon l’étouffement de l’amplificateur de création monétaire que sont les banques et une poussée irresponsable de la répression fiscale.  

L’économie baudruche, son mode de formation, son mode d’expansion, ses distorsions internes dans la répartition des richesses, et son mode d’explosion, restent un  secteur vierge de la science économique moderne. Alors qu’il s’agit de l’effort essentiel auquel  les économistes doivent s’attacher aujourd’hui. La recherche universitaire, et les travaux des grandes institutions (FMI, OCDE, INSEE, banques centrales)   devraient d’urgence s’orienter dans ce sens.

Pour notre part, nous avons  écrit un livre à paraître, « La Parabole de l’Esquimau - Les trois causes de la crise et autres vérités dérangeantes», dont c’est le thème principal.

Espérons que son message sera compris et que des travaux   plus officiels suivront. Il n’y a aucune raison pour que la crise dure 7 ans de plus ! 

 

Didier Dufau pour le cercle des économistes e-toile.

Commentaire
Groupe d'étudiants's Gravatar Nous ne comprenons pas trop quelles lois économiques sont changées selon l'état de l'économie. Pourriez-vous préciser ? Merci d'avance.
# Posté par Groupe d'étudiants | 14/08/14 13:33
Valentin Zeldenitz's Gravatar La question qui est posée n’est pas très difficile à comprendre. Prenons ces deux cas d’école.
Dans le cas A l’endettement global (banque centrale et système financier +entreprises + particuliers + Etat au sens large, avec sécurité sociale et collectivités locales) est à 800% de la valeur ajoutée des entreprises non financières de plus de 1 personne, avec une dette d’état à 400% de cette même valeur ajoutée. La maturité moyenne des prêts est de 5 ans et le taux d’intérêt moyen est de 5%. Le prélèvement est de 100% de la valeur ajoutée, dont 50% pour financer des redistributions et des gratuités et 50% pour les besoins de l’Etat et diverses interventions. L’économie est non compétitive et en déficit commercial et de balance de paiement. Le budget est en impasse quasi permanente de 25%. La moitié de la population dépend pour sa rémunération des prélèvements faits sur l’autre partie. Le taux de salariés du secteur marchand privé sur la population totale est de 15%
Dans le cas B, l’endettement global est de 100% de la valeur ajoutée des entreprises non financières de plus d’une personne, dont 10% est une dette d’Etat. La maturité moyenne des prêts est de 7.5 ans avec un taux d’intérêt de 3%. Le prélèvement fiscal est de 35% de la valeur ajoutée précédente, répartie entre 15% pour les frais de gestion de l’état lui-même (pour son administration et ses interventions) et 10% en redistribution. L’économie est compétitive et les comptes extérieurs équilibrés. Le budget est équilibré. La population aidée pour l’essentiel de son revenu par des ressources budgétaires (chômeurs et aides sociales plus fonctionnaires et retraités du public), ne dépasse 10% de la population totale. Les retraites du privé sont prélevées sur l’épargne accumulée pendant toute leur vie par les assurés. Pas sur le budget.
Est-ce que les deux systèmes vont réagir de la même façon aux mêmes stimuli ? Ont-ils le même potentiel de croissance ? En cas de dégradation de la conjoncture réagiront-ils de la même façon ? Comment peut-on passer de l’état A à l’état B ? Peut-on revenir de l’Etat B vers l’Etat A ? Est-ce que les différents modèles économétriques prennent en compte ces structures différentes ? Quelle est la meilleure situation du point de vue du dynamisme économique et de la croissance ?
Grosso modo (nous n’avons pas fait tous les calculs), le cas A est celui de la France aujourd’hui et le cas B celui de la France en 1959. Les questions sont concrètes. Est-ce que les économistes s’attaquent à ce genre de question et offrent des réponses claires. Les axiomes cent fois répétés s’appliquent également ? Quels conseils de politiques économiques à donner au pays dans le cas A et à celui dans le cas B ?
Ce sont des questions d’économies vivantes. Je crains qu’elles ne soient jamais posées dans la sphère de l’économie théorique ni dans celle de l’économie pratique officielle.
Puisque vous êtes étudiant et sans doute en vacances, vous avez 7 heures pour élaborer votre avis (pas plus de 7 pages) pour répondre aux deux questions principales : quelle est la meilleure situation des deux ? Comment passe-t-on de la pire à la meilleure ?
# Posté par Valentin Zeldenitz | 15/08/14 18:31
DvD's Gravatar L'Insee confirme effectivement que, depuis 40 ans, la France fabrique du "faux PIB" :

- Dans les années 50, la valeur ajoutée du secteur marchand représentait 86% de la valeur ajoutée totale, soit 75% du PIB.
- Après la cassure de 1974, durant la période 1975-2013, la valeur ajoutée du secteur marchand ne représente plus que 73% de la valeur ajoutée totale en moyenne, soit 66% du PIB.
- Pour 2012-2013, elle représente 70% de la valeur ajoutée totale et 63% du PIB respectivement.

(Le secteur bancaire est ici inclu dans le secteur marchand, ce qui est discutable).

(C'est ce poids croissant dans l'économie du secteur non marchand insensible à la conjoncture qui permet à la classe politique tous bords confondus d'annoncer fièrement à chaque récession que "la France a mieux résisté que ses voisins").

Malheureusement, il y a une différence de qualité essentielle entre la valeur ajoutée du secteur marchand et celle du secteur non marchand : la première a la capacité de s'autofinancer, ce qui n'est pas le cas de la seconde qui se finance par endettement et par prélèvement sur le secteur marchand. Ainsi, la dette et les recettes des administrations publiques progressent relativement à la valeur ajoutée totale à mesure que la part du secteur marchand baisse.

Dans ce que vous appelez "l'économie baudruche", ce ne sont donc pas seulement les lois économiques qui changent, ce sont les définitions mêmes des agrégats économiques qui ne sont plus adaptées. En fait, la croissance française mesurée par le PIB officiel est surestimée depuis 40 ans. Le "vrai PIB" est environ 16% inférieur au PIB officiel (et encore plus faible si l'on exclu le secteur bancaire). La France n'a malheureusement pas bien résisté du tout.

Il ne s'agit ici nullement de "French bashing" comme disent parfois ceux qui veulent couper court à la discussion faute d'arguments substantiels. Au contraire, cette prise de conscience doit être salutaire et faire réagir tous les citoyens en vue du redressement du pays. Nous avons encore la chance d'être un peuple souverain après tout. La France est d'ailleurs loin d'être seule dans cette situation.

On pourrait aussi parler du rapport "valeur de marché du stock de capital / valeur de marché de la production" qui change radicalement entre une économie "normale" où l'activité économique genère la richesse et une économie "baudruche" où la valeur des actifs diverge totalement de l'activité économique pour dépendre principalement de la psychologie de bulle déclenchée et entretenue par les banques centrales. Puisque le service de la dette ne peut plus être assuré par le cashflow courant, il faut absolument maintenir l'apparence bilantielle d'une situation nette positive, synonyme de solvabilité. Il ne suffit plus de créer du "faux PIB", il faut aussi créer de la "fausse richesse". Le compte de résultat et le bilan sont tous les deux faux, ce qui est normalement répréhensible (mais que fait l'AMF ?). C'est pour cette raison qu'il est douteux d'inclure le secteur bancaire dans le secteur marchand. Il est en fait totalement dépendant de son garant ultime, l'Etat.

Vous avez raison, c'est un sujet d'étude fascinant qui nous force à pousser dans ses derniers retranchements notre compréhension nécessairement imparfaite du fonctionnement de l'économie. Le Groupe d'étudiants va se régaler.
# Posté par DvD | 16/08/14 00:08
Micromegas's Gravatar Encore un article plein de profondeur. L'intervention de DVD est également excellente. Merci pour le niveau de ce blog qui change de lla faiblesse insigne du débat économique actuel dans les médias français.
# Posté par Micromegas | 16/08/14 13:41
Le blog du cercle des économistes e-toile

Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef,   aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit  parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants,  explications  sur le retard français,   analyses de la langueur de l'Europe,  réalités de la mondialisation,  les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable.

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