Une erreur économique commune mais profonde

Lors d'une des émissions d'adieu de Philippe Bouvard aux "Grosses têtes", on parle monnaie avec Jean d'Ormesson.

Première erreur : "la monnaie date de 9000 ans".

La monnaie circulante date du 7-8ème siècle avant JC, soit moins de trois mille ans. La monnaie a été une invention, comme la roue et d'une importance cruciale sur l'évolution de l'humanité. Elle n'existe pas de toute éternité, ou même depuis 9000 ans.

L'idée de frapper d'un sceau officiel une pièce en alliage de métaux, de carat normé, n'est pas venue du commerce, mais "au carrefour du sabre et du goupillon" selon le terme employé dans notre livre sur la monnaie. Les trésors étaient dans les temples avec des obligations rituelles de donner. L'autorité royale les a monétisés pour payer des soldats. Qui les utiliseront immédiatement dans les temples où travaillaient les filles de joie.

Le prince, le curé, la prostituée et le soldat sont à la base du circuit monétaire moderne. Pas le commerçant.

Tout le monde sait que Sparte méprisait ces Athéniens qui utilisaient si vulgairement de l'argent. Les Phéniciens qui étaient les maîtres du commerce "mondial" de l'époque refusèrent longtemps d'utiliser ce "vil argent".

La dette et le prêt existent, eux, pratiquement de tout temps. Et le désir de mesurer la valeur relative des biens économiques également. Il est symptomatique que tous les noms de monnaies au départ sont des unités de poids.

La seconde erreur, tout aussi commune, est de croire qu'avant l'invention de la monnaie régnait le troc.

C'est une invention des premiers économistes. Personne n'a jamais pu trouver une société primitive fondée sur le troc. L'Egypte qui n'utilisait pas de monnaie, ne connaissait pas le troc. Pas plus que les civilisations amérindiennes. Toutes les enquêtes sociologiques de tribus primitives effectuées depuis 200 ans ont démontré qu'aucune d'entre elles ne pratiquait le troc.

Les sociétés hiérarchisées, primitives ou plus organisées comme Sumer, Ninive, l'Egypte des pharaons etc. n'étaient pas fondées sur le troc mais sur une division de la société. Chacun avait un rôle dans une hiérarchie stricte et le plus souvent inflexible. Le travail était fondé sur la contrainte, pas sur le libre échange. Le paysan devait porter son grain au collecteur qui le redistribuait selon des règles précises. L'artisan recevait sa pitance du prince. Certains biens étaient strictement réservés à l'aristocratie politique ou religieuse.

Le soldat était nourri et logé. Les extras étaient fournis par le pillage des peuples vaincus ou les razzias temporaires chez le voisin. Les survivants se voyaient dotés d'un champ ou d'une charge. De toute façon les objets produits étaient très peu nombreux. L'esclavage fournissait l'énergie, qui, de tout temps, a été le problème économique majeur de l'humanité. Les corvées, c'est-à-dire le travail forcé non rémunéré, étaient la base des travaux publics.

On mourrait tôt, de maladie ou de mort violente. Il n'y avait pas de notion d'épargne individuelle remplacée par celle de survie du collectif, de la race comme on disait à l'époque. Les dettes et les prêts portaient sur des aventures collectives ou sur des sanctions personnelles.  La sanction imposait une échelle de valeur. Le pénal est la base des barèmes d'indemnités ou de sanctions, donc des prix relatifs et par voie de conséquence des "mercuriales", sauf que ce n'était pas le dieu Mercure qui y présidait. Condamné à un bœuf, un coupable pouvait se libérer par des jours de corvées. On savait donc le rapport de la valeur du bœuf évaluée en jours ouvrés. Les rapports de valeur entre poulet et canard, ou entre or et argent, sont connus et (presque) stables pendant toute l'antiquité. Ils ne sont pas fixés par "le marché". Mais par décision de justice.

La monnaie permettra l'étagement des peines et la suppression des modes de paiement par "compensation", c'est-à-dire en nature ou en travail.  L'obligation et la dette ont grandement précédé la monnaie, mais ensuite la monnaie en a permis l'expansion.

La monnaie se développe essentiellement pour des besoins militaires dans la Grèce antique puis à Rome. L'accumulation de réserves monétaires et de dettes provoquent des crises monétaires et financières fort graves dès le début. La question du taux d'intérêt se pose très vite. Doit-on gagner de l'argent sur l'argent alors que seules la production et la consommation comptent ?

La circulation de monnaie ne deviendra réellement "commerciale" qu'à partir du moment où les productions se diversifieront et où les sociétés cesseront d'être hiérarchisées. La monnaie est bien de la "liberté frappée". L'indépendance des villes sera le maillon fort de cette chaîne d'évènements qui mènent à des sociétés "capitalistes", c'est-à-dire fondée sur l'accumulation de monnaie et de dettes, puis à la société de consommation. Tout cela est très récent. Quelques siècles à peine.

L'économie politique commence lorsque les manipulations monétaires des princes commencent à troubler la révolution industrielle. L'autonomie du monétaire vis-à-vis des Etats ne sera jamais obtenue.

Aujourd'hui encore, la monnaie est gérée par les Etats, malgré la grossière imposture de l'indépendance des banques centrales. Les désordres monétaires sont la source des plus grosses difficultés. La crise actuelle en est la preuve.

Nous ne savons toujours pas comment gérer une "fiat money", une monnaie de papier imprimée par des fonctionnaires. Surtout quand il y a plusieurs émetteurs et uniformisation mondiale des marchés.

La monnaie est de tout temps une affaire d'Etat, où l'Etat est à la fois nécessaire et partie du problème. Croire que c'est une affaire purement commerciale est une erreur historique et économique.

La crise actuelle étant d'essence principalement monétaire (un défaut du système monétaire international), elle ne pouvait pas être réglée simplement par les banques centrales.  De même la monnaie unique européenne est une absurdité parce qu'on a cru qu'elle pouvait être uniquement gérée par la BCE et des règles juridiques simplistes (qu'il a fallu violer en totalité par tout le monde…).

L'histoire comme toujours éclaire le présent. "C'est l'or de Philippe" qui a permis de vaincre Darius et Alexandre le Grand fondait l'or partout où il passait.  Le triomphe de Rome s'est assis sur la destruction des montagnes aurifères d'Espagne. La superpuissance américaine et les abus du dollar sont la cause des troubles monétaires, financiers et économiques actuels. Mais sans le dollar, il n'y aurait pas de superpuissance militaire américaine.

La difficulté de faire admettre une réforme du système monétaire international est justement là. Toucher aux changes flottants, c'est toucher à l'Impérium. Les dominés préfèrent filer doux. La première réunion du G.20 a servi à cela : réaffirmer qu'on ne toucherait pas à l'Impérium et à sa base monétaire, en dépit de la crise que cette dernière avait provoquée.

Voilà comment on passe des "Grosses têtes" aux "têtes basses" !    

 

Didier Dufau pour le Cercle des économistes e-toile

 



Commentaire
Gérard Foucher's Gravatar Quelques réfèrences pourraient être utiles pour le lecteur curieux... Clastres, Graeber, Lietaer...
Mais sinon, très bon résumé !
# Posté par Gérard Foucher | 07/07/14 11:11
gidmoz's Gravatar Je ne partage pas du tout les propos de l'auteur de cet article. Mais je crois, moi aussi, le troc comme moyen durable de paiement dans une société humaine n'a jamais existé.

Dans un camp de prisonniers, un économiste avait vu qu'en qq jours la cigarette devenait la monnaie d'échange des rations qu'on donnait aux prisonniers. Et pourtant une infime minorité des prisonniers fumaient. Cela suffisait pour donner une valeur sure et durable à la cigarette.

L'Homme primitif avait le même cerveau que le nôtre. Très vite certains ont surement compris l'utilité qu'un bien serve de bien intermédiaire pour les échanges. La monnaie réduit le coût des échanges. L'Homme a inventé la monnaie parce qu'elle lui est utile.
# Posté par gidmoz | 02/08/14 21:23
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