Pénibilité intermittente et intermittents pénibles
La pénibilité et l'intermittence sont deux concepts du même aloi. Ils sont économiquement ineptes et politiquement plombés. Ils n'ont mené et ne peuvent mener qu'à des sottises coûteuses.
Le caractère pénible d'un emploi est hautement discutable car tout est pénible dans le travail, par définition, puisqu'il s'agit d'une obligation de survie, et qu'il faut ce qu'il faut en fonction des circonstances. Tout travail pénible est toujours moins pénible que se priver des revenus correspondants.
Le caractère intermittent ou non d'un travail est tout aussi discutable. Tout est intermittent dans la vie : le jour, la nuit, les saisons, les âges. La vie économique est saisonnière. L'organisation du travail dans la journée, dans l'année, dans la vie, n'est pas simple. Tout acte économique est un acte fini, délimité dans le temps. On lance des séries de production. On monte des projets. On rend des services périodiques. Dans tous les métiers, les temps de latence existent. De la boutiquière qui attend le chaland qui ne passe pas, aux intercontrats du conseil et de l'informatique, à l'attente du retour sur un investissement lourd après la fièvre de la réalisation initiale.
La question de la prise en charge des tâches pénibles et du financement des temps d'inactivité baigne toutes les entreprises, pour l'ensemble des métiers. Depuis le début de la création et jusqu'à la fin des temps, l'activité humaine sera marquée par la volonté d'éviter la pénibilité contrainte et de se garantir des pertes de revenus liées à l'intermittence des gains.
Isoler des tâches définies comme pénibles et en faire financer les effets par la collectivité, est tout aussi arbitraire que d'essayer d'isoler des métiers intermittents dont la carence de travail et de revenu serait couverte par la même collectivité. La couverture socialisée des périodes de non revenu ne peut mener qu'à une énorme complexité, mère de gaspillages et de fraudes grandioses. Couvrir financièrement par l'impôt la souffrance au travail entraîne mécaniquement une formidable organisation bureaucratique dont le coût ne peut que déraper.
L'idée fausse n'est pas qu'il y ait de la pénibilité et de l'intermittence. On l'a vu, toute l'histoire économique a pour but de se couvrir contre ces deux difficultés avec des solutions très variables, dont les meilleures ont toujours été de limiter la pénibilité et de réduire les temps de latence. L'erreur est d'en chercher le financement par "les autres".
Tout a été fait pour réduire la pénibilité des postes de travail ou l'aménager spécialement lorsqu'elle était d'une intensité potentiellement dommageable (vie raccourcie ou maladie). Dès les années 70 en France, le travail réellement et sciemment dommageable à la santé a quasiment disparu dans les grandes entreprises, grâce à la mécanisation qui a supprimé les tâches les plus dures, l'organisation du poste de travail en fonction des considérations d'hygiène et de santé publique et l'aménagement des temps de travail. Bien sûr, il y a eu des loupés, comme l'amiante. Nier les efforts entrepris seraient stupides.
Tout a également été fait pour réduire les temps de latence entre deux périodes d'activité productive.
L'industrie, à ses débuts, proposaient des contrats précaires de louage de services pour la durée de la production d'une série de pièces. Cela créait une intermittence de revenus certaine pour les ouvriers. La massification des productions et la concentration des entreprises ont permis des séries plus longues et d'enchaîner les séries. On est passé du discontinu au continu. Nous eûmes le salariat. Puis la mensualisation. Personne n'a heureusement proposé que les intermittents de l'emploi industriel voient leur période d'inactivité payée par la collectivité. Sinon il n'y aurait jamais eu ni diversification, ni massification ni concentration : seulement la ruine de l'Etat.
Ce qui est vrai de l'industrie l'est aussi de l'agriculture, de la pêche, du bâtiment, des transports.
On dira : tout cela est vrai, mais la CULTURE !
Certes, on n'y parle pas (pas encore) de pénibilité et pourtant il y aurait tant à dire :
- Les transports innombrables, dangereux, usant.
- Les hébergements de fortune.
- Le stress d'attendre que le téléphone sonne.
- Le travail de nuit.
- La déception et l'inquiétude après les "bides".
- Les tournages à pas d'heures dans des conditions parfois dangereuses et souvent accablantes.
- L'égo insupportable des vedettes…
Un Intermittent sur le WEB pose la question :
"Je sais très bien que je vais en faire RUGIR certains qui bossent ailleurs, mais ceux qui exercent le même boulot que moi comprendront aisément . Hé oui , je suis intermittent du spectacle depuis 30 ans et même si ça dérange qqsuns je voudrais savoir ce qu'il en est de cette nouvelle loi quant à la pénibilité dans notre métier , à savoir ....Les déplacements (souvent très longs) , le décalage des horaires (la nuit , le jour , manque de sommeil), monter , régler et démonter le matos , la longueur des prestations (surtout en BALS...entre 5 et 6H d'affilé), fait-on un distinguo entre Musicien sec et Musicien -chanteur (beaucoup plus pénible), le bruit et les conditions de travail (très souvent lamentables)...etc. Est-ce que tout ça est ou sera pris en compte ou pas un jour ? "
L'espoir fait vivre.
Revenons à l'intermittence.
Même pour les acteurs, des formes d'organisation fort anciennes ont permis de la gérer au mieux. Au théâtre, cela s'appelle une troupe. Pensez à Molière. Un entrepreneur de spectacle recrute pour une durée fixe ou indéterminée un certain nombre d'artistes . Au cinéma, tout Hollywood est d'abord fondée sur la contractualisation des vedettes et le salariat des techniciens dans des structures intégrées. A la télévision, les techniciens et les vedettes sont d'abord contractualisés, comme à la radio.
C'est l'entrepreneur du spectacle qui paie l'intermittence de l'activité des vedettes. En cumulant les projets on mutualise les ressources. Un Orchestre est aussi une structure d'accueil fixe pour les musiciens. Les architectes créent des structures pour faire face à des commandes qui permettent d'employer régulièrement des dessinateurs et des techniciens. Mêmes les peintres ont connu les ateliers qui étaient des structures d'accueil pour de nombreux artistes. Beaucoup de peintres ont des contrats avec des galeries qui assurent la continuité de la ressource en dépit de la périodicité et de l'intermittence de la production.
Ces modes d'organisation sont parfaitement viables et n'exigent aucun contrat spécifique.
Naturellement lorsqu'un professionnel (acteur ou technicien) considère que sa notoriété permet de mener une vie professionnelle indépendante, il peut se mettre à son compte. Il gère son intermittence lui-même, en espérant que les ressources obtenues permettront de vivre correctement lors des périodes d'inter contrats.
Quelle différence sur ce point entre un comptable, un informaticien, un podologue, un dentiste et un acteur ? Une femme de ménage qui fait des heures, un coiffeur à domicile ou une couturière sans boutique sont-elles dans une situation si différente ?
Chacun peut exercer en libéral s'il se croit assez fort ou se salarier dans une structure ou un groupe de structures.
Ces considérations expliquent que partout dans le monde ce sont ces dispositions qui s'appliquent et qu'il n'y ait pas de statut des intermittents !
L'évolution des sociétés modernes expliquerait-elle la volonté de recourir à une plus grande précarité professionnelle dont les coûts devraient être socialisés ?
- La hausse du revenu permet certainement à des jeunes d'attendre avec le soutien de la famille le moment où une carrière artistique peut commencer.
- La montée de la consommation culturelle multiplie les offres et donnent des débouchés à des artistes cherchant une carrière individuelle. Chaque ville a désormais sa politique culturelle et ses festivals.
- La multiplication des offres : un artiste a la possibilité de s'exprimer dans de nombreux médias. Le tourisme a permis une activité de rue dont la qualité n'est pas l'essentiel. C'est l'animation qui compte.
- L'hyper-protection salariale et le coût du salarié : le coût de la non activité temporaire devient très élevé pour un employeur.
Ces facteurs, non limitatifs, poussent à une offre surabondante d'artistes isolés.
De même la tendance à l'externalisation dans les entreprises conduit à limiter le personnel permanent. Les grands magasins louent leur sol à des enseignes et ne conservent qu'un minimum de personnel propre. Le nettoyage et l'entretien sont en général externalisés. L'hôtellerie en arrive à sous traiter le ménage des chambres, la restauration, et même le personnel d'accueil. Les grandes entreprises informatiques qui avaient des services d'impression et d'édition internes considérables sous-traitent désormais presque tout. L'intérim est devenu la clé de l'emploi dans pratiquement tous les secteurs.
Les prestataires eux-mêmes, soucieux de ne pas se retrouver "collé" avec trop de personnel sous-traite à des individuels.
Pourquoi le spectacle n'irait-il pas dans la même direction, avec une organisation qui permet aux entrepreneurs de spectacles de mieux cerner leurs coûts et d'obtenir des prestations spécialisées ?
Dans bien des cas il s'agit de contourner des réglementations devenues trop tatillonnes ou trop dangereuses juridiquement. Mais parfois ce sont les professionnels eux-mêmes qui souhaitent disposer de cette souplesse : meilleure facturation ; plus grande liberté.
Ce sont les stars qui ont cassé le système des grands "majors" hollywoodien. Elles voulaient travailler avec les meilleurs metteurs en scène indépendamment de leur rattachement et renégocier leur salaire film par film. Les compagnies ont rapidement vu qu'elles pouvaient limiter la bureaucratie et les frais fixes en acceptant de céder.
Il est exact que l'évolution de l'économie d'innovation pousse à la multiplication des "projets" qui rameutent un temps un groupe de professionnels qui sont disponibles "sur le marché" lorsqu'il est fini. On veut les meilleurs rapidement et pour la durée nécessaire et suffisante. Pas plus.
Du coup plus de secteurs économiques sont désormais basés sur l'emploi de professionnels indépendants ou de petites structures très réactives.
Est-ce que ces évolutions justifient que la latence inter-contrat, l'intermittence, soit financée par la collectivité, dans quelques domaines que ce soit ?
Une entreprise ne participe à des salons qu'un ou deux fois par an. Les monteurs de stand sont des professionnels intermittents comme les autres. Doit-on considérer que les électriciens, les menuisiers, les décorateurs doivent s'inscrire au chômage dès la fin d'un salon, en attendant le prochain ? Les paysans ont une activité presque nulle en hiver. Doit-on les inscrire au chômage entre chaque moisson ? Les sociétés informatiques qui détachent des spécialistes doivent elles les mettre au chômage pendant leur inter-contrat ? Idem pour les sociétés de conseil ? Les journaux doivent-ils vraiment fonctionner uniquement avec des pigistes dont les périodes de latence entre deux articles seraient payées par la collectivité ? Les chirurgiens doivent-ils compter leurs heures de non opération et exiger le paiement par l'Etat des intervalles entre deux opérations ?
Ou doit-on laisser les différents secteurs s'organiser afin de faire face le mieux possible et de limiter l'intermittence du travail sans recourir à des fonds publics?
Les chaînes de télévision doivent organiser des milliers d'heures de spectacles en continu. Il parait ridicule qu'elles ne puissent pas s'assurer des compétences techniciennes nécessaires en continu, soit par recrutement interne soit par sous-traitance à des structures extérieures organisées.
On dira : le "spectacle vivant" (horrible vocable qui pue la bureaucratie triomphante) a ses spécificités et c'est pour faire face à des difficultés spéciales que l'intermittence a été inventée. Après tout, ce sont les studios de cinéma qui ont inventé l'intermittence lorsqu'ils se sont aperçus qu'ils ne parvenaient pas à obtenir pour le temps d'un tournage les techniciens nécessaires, notamment pour fabriquer les décors. L'intermittence aurait été inventée par les "patrons" pour assurer un revenu aux techniciens spécialisés entre deux tournages.
La vérité est un peu moins prosaïque. Le spectacle est depuis les années trente un enjeux politique. Celui qui tient l'image tient le cerveau du spectateur. La propagande par l'image est cent fois supérieure à la propagande par le discours. Le génial Willy Münzenberg a théorisé et mis en pratique ce concept au profit de l'Union Soviétique. Il fallait noyauter le cinéma, et l'ensemble du monde culturel. Les mesures prises en 1936 ont d'abord eu un but politique. L'industrie du cinéma devait être une arme pour l'extrême-gauche intellectuelle et "antifasciste". Les nouvelles formes d'organisation mises en place en 1936 ont permis une très forte syndicalisation de tous les métiers techniques du cinéma, sous l'égide des syndicats communistes, en même temps que les acteurs étaient embrigadées dans des opérations de propagande. Ce mouvement sera amplifié à la libération avec le théâtre dit populaire puis la télévision française, où la CGT communiste a "tenu" les "merveilleux techniciens" pratiquement depuis le départ (ils venaient du cinéma). Les réalisateurs communistes comme Marcel Bluwal furent nombreux. En tenant les techniciens les communistes savaient qu'ils pouvaient faire chanter tous les présentateurs, acteurs et cadres. De même le PC voulait que l'art et la culture servent la cause. Depuis Aragon les bons étaient glorifiés et les autres vilipendés et exclus. Picasso encensé, faisant des colombes de la paix pour le "génial Staline" qui méditait d'envoyer une bombe atomique sur Paris ; Bernard Buffet, dénigré comme témoin d'une peinture bourgeoise dégoûtante dès l'instant où il a refusé de se laisser embrigader. Un exemple parmi plusieurs centaines d'autres du même tabac.
Cette emprise a duré longtemps et le marxisme culturel n'est toujours pas résiduel, même si le PC est aujourd'hui en déroute et a perdu tout pouvoir idéologique. Le mouvement des intermittents actuels est considéré comme un élément d'une action coordonnée contre la droitisation de Hollande et l'arrivée comme premier Ministre d'un social-libéral autoritaire, menée par les anciennes forces communistes, réduites à la CGT.
La garantie accordée à l'intermittence dans le spectacle est donc, depuis le départ, totalement politique et ne correspond à aucune réalité technique ni économique. C'est un jeu politique qui dure depuis longtemps. Les socialistes et la CFDT ont essayé de capter l'affaire au détriment de la CGT avec Mme Aubry. On a abouti aux débordements qui ont provoqué la première réforme du début du siècle. La droite n'a pas voulu se mettre à dos la Culture et les artistes trop radicalement. La réforme Chirac n'a eu aucun effet sinon de bloquer certains festivals. Le système après la fausse réforme Sarkozy (encore une !) a continué à dériver.
Aujourd'hui le système est tellement fou que plus personne ne peut plus le cautionner. Faire payer par les salariés du privé un abus de droit est totalement indéfendable, même si la "paix sociale", c'est-à-dire la maîtrise de la CGT dans le cadre de pratiques complexes et protéiformes, principalement fondées sur des rentes abusives accordées à des séides, a encore un prix.
La statut des intermittents, comme les subventions à la SNCM, comme le statut des cheminots, comme les comités d'entreprise abusifs, comme le statut des dockers, comme les ouvriers du livre, sont des survivances de la guerre froide qui doivent purement et simplement disparaître au profit de solutions égalitaires, économiques, et financièrement tenables.
De même qu'il faut éradiquer la pénibilité dommageable plutôt que de la faire prospérer en lui accordant des avantages, il faut réduire par des formes d'organisation adaptées l'intermittence de production. Pas la subventionner.
C'est vrai pour toutes les productions y compris la production culturelle.
L'art de la politique est d'obtenir des résultats raisonnables. Pas de céder systématiquement à des maîtres-chanteurs qui ont perdu leur voix et leur voie.
Mais que Münzenberg avait de talent !
Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef, aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants, explications sur le retard français, analyses de la langueur de l'Europe, réalités de la mondialisation, les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable. Association loi 1901 |
Continuez, nous vous suivons avec intérêt, malgré l'intermittence de vos articles !
http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2014/06/s...