Ce que veut dire « énarchie » sur un exemple concret

Une des caractéristiques de la France depuis maintenant une cinquantaine d’années est la prise du pouvoir politique et économique par les détenteurs statutaires du pouvoir administratif : les hauts fonctionnaires.

Rappelons que les hauts fonctionnaires sont sélectionnés par un concours redoutable, tempéré par une certaine faveur pour les enfants de hauts fonctionnaires ou promus par le système politique avec des nominations aux grands corps de l’état « au tour extérieur ». Dans un régime normal, les hauts fonctionnaires servent l’état, les décisions étant prises par les politiques. Leur formation doit les amener à la capacité de peupler utilement les directions régaliennes ; sécurité ; diplomatie etc.

La formation des hauts fonctionnaires est essentiellement rhétorique au bon sens du terme et juridico-administrative, avec une forte dimension de culture générale politique, économique et, un peu, sociologique. Les grands ministères régaliens entendent s’attacher de jeunes talents et les former à leurs disciplines. Bercy, le Quai et Beauvau ont des cultures différentes. On a, à la Libération, voulu un concours unique avec choix du corps en fonction du classement, au lieu des concours par filière, pour éviter les effets de connivence. Du coup on a créé une caste polyvalente et envahissante que les dernières mesures de Macron ont dissimulée et agrandie. Le corps diplomatique et préfectoral a été fondu dans la masse des formations publiques. Ce qui permet au pouvoir de tenir tout ce petit monde sans avoir à se heurter à des féodalités armées par une compétence indéniable.

La caste énarchique est désormais « liquide » et forme un conglomérat d’ambitions qui n’est plus astreint à une spécialisation régalienne ou une compétence quelconque.

À l’occasion de la disparition d’un énarque particulièrement brillant et remarquable, François Roussely, il est intéressant de constater la réalité de cette prise de pouvoir. Ce n’est évidemment pas la personne qui nous intéresse mais le parcours.

Nous répétons souvent que les hauts fonctionnaires sont majoritairement socialistes ou « de gauche » ou « étatistes » comme on voudra. Sortie de la promotion Mendès-France (ce sont les élèves qui choisissent le nom de la promotion), le jeune énarque se déclare socialiste et proche du PS. Il entre rapidement dans la politique via les cabinets de Gaston Defferre, la gauche à l’ancienne puis du très sectaire Pierre  Joxe. Il se retrouve directeur général de la police nationale, sans avoir exercé la moindre fonction de terrain et sans y avoir montré la moindre efficacité opérationnelle. Il est parachuté pour des raisons politiques : avoir un affidé socialiste à la tête d’un secteur rétif en général à la gauche.

Il devient peu après secrétaire général du ministère de la Défense. Là aussi, pas besoin d’avoir vécu aucune expérience dans le secteur militaire. Mais là aussi on veut un bon haut fonctionnaire socialiste dans un secteur peu tenté par la gauche.

Il s’agit clairement de postes politiques et il lui faut revenir à la Cour des comptes lorsque la majorité change. Il s’y ennuie ferme et est nommé à la direction de la SNCF. Il n’a évidemment aucune expérience du secteur où il n’a eu aucune fonction territoriale ou opérationnelle. L’avantage est d’acquérir une image « industrielle » et quelques bénéfices en termes de rémunérations et de retraites. On est bien mieux payé qu’à la Cour des comptes, sans compter divers avantages en nature qu’on ne peut pas totalement négliger.

Mais la couleur politique change à la tête du gouvernement et le voilà Directeur de Cabinet du ministre de la Défense. La carrière devient solide. Elle est largement politique.

Il est alors missionné comme P.-D.G. d’EDF. Ici encore aucune expérience opérationnelle ni aucune compétence industrielle (sinon la coloration factice du passage à la SNCF). Il ne connaît rien aux questions énergétiques. Mais l’Énarque socialo trotskiste Jospin veut démanteler la filière nucléaire et se coucher devant les demandes de l’Union Européenne qui veut démanteler les monopoles publics. Le nouveau directeur s’y emploie et cherche à diversifier EDF sur les marchés mondiaux tout en bloquant tout ce qu’il faut dans le nucléaire. À cette occasion le socialiste confirmé se lance dans la privatisation et l’ouverture du capital. Il perd son poste à la suite d’un changement de majorité et son incomparable compétence financière nouvelle le voit propulsé à la tête d’une filiale du Crédit Suisse qui aura beaucoup d’ennui après la crise de 2008.

Oublions la personne pour ne se préoccuper que du parcours :

-        Un énarque se doit de jouer un rôle politique ce qui est totalement contraire à l’obligation de neutralité de la haute fonction publique

-        Un énarque peut échapper à tout passage par un poste opérationnel, près du terrain, avec jugement des résultats, dans des fonctions qui devraient être l’apanage des futurs hauts fonctionnaires.

-        On peut faire des allers et retours entre des poses politiques et son corps d’origine.

-        On peut être nommé dans des sociétés dépendant de l’état comme la SNCF et EDF sans avoir aucune connaissance du domaine.

-        On peut diriger une boîte technique de plusieurs dizaines de milliers de personnes comme EDF sans aucune compétence d’ingénieur dans le domaine.

À aucun moment on ne vous demande autre chose que d’être soumis à la caste et de bien s’entendre avec ses piliers, d’avoir les bonnes connexions politiques. Les résultats n’ont pas réellement d’importance. Vous êtes là pour faire le lien entre les grands dirigeants et des structures sous tutelle. Vous y gagnerez des fortunes improbables sans le moindre risque et des décorations. Et on saluera votre parcours à votre décès comme « grand serviteur de l’état ».

Tout cela n’est possible que parce que la politique est désormais dominée par d’autre Énarques.

Il serait cruel de remarquer :

-        Qu’à partir de Joxe l’armée part en sucettes. Nos armées, sous la férule de l’énarque Parly 2, seront chassées ignominieusement du Mali (où on ne compte aucun mort sorti de l’ENA). La guerre en Ukraine montre que toutes les décisions stratégiques ont été foireuses (voir par exemple la question des drones) et qu’on est incapable de mener une guerre de haute intensité plus de 4 jours.

-        La police est dans un désarroi total.

-        La Sncf ne marche plus

-        Les choix anti nucléaires ont été catastrophiques est EDF est en faillite.

-        Le Crédit Suisse a été lourdement condamné pour son comportement pendant la crise de 2008.

Le système qui consiste à envoyer des hauts fonctionnaires voleter de droite ou de gauche dans des postes certes valorisants et rémunérateurs mais sans aucune compétence avérée des différents secteurs ne conduit qu’à des catastrophes. On notera que Parly 2, socialiste, est aussi passée par la SNCF et voulait prendre la tête d’Air France KLM après son échec au ministère de la Défense. Ne parlons pas de Mme Borne qui n’a cessé de voguer d’un poste politique à des directions d’entreprises publiques avant de devenir premier Ministre, sous un président énarque.

Que l’on compare avec le parcours d’un Raoul Dautry, ingénieur polytechnicien démarrant sa carrière dans les chemins de fer et démontrant des qualités insignes sur le terrain avant de prendre de grandes responsabilités.

Que l’on compare avec les parcours d’un marcel Boiteux, normalien et économiste, qui a fait ses preuves sur le terrain pendant longtemps avant de se voir confier les rênes d’EDF et de livrer toutes les tranches nucléaires requises (qui lui vaudront un attentat terrible réalisé par des antinucléaires jamais démasqués – l’écoterrorisme ne date pas d’hier).

Personne ne s’est jamais préoccupé de savoir les convictions politiques de l’un comme de l’autre.

Tous les deux ont fait leurs preuves opérationnelles avant de se voir confié des postes de direction.

Aucun d’entre eux n’a navigué entre postes politiques, postes administratifs et gestion industrielle.

L’un et l’autre ont eu des résultats majeurs et importants pour le pays. Aucun d’entre eux n’a gagné les fortunes de ceux qui maintenant virevoltent sans compétence à la tête d’anciennes sociétés nationalisées faussement privatisées tout en gardant la possibilité de se ressourcer dans la haute administration ou les hauts postes politiques.

Et ne flottaient pas à l’époque les parfums de népotisme qui marquent le développement de la caste.

Encore une fois, il ne s’agit pas de s’attaquer à un haut fonctionnaire en particulier mais de juger un système qui est intolérable par la trahison qu’il implique des principes républicains, en particulier la neutralité des hauts fonctionnaires et l’égalité des candidats dans le jeu électoral et s’avère désastreux dans ses résultats.

C’est pourquoi nous défendons depuis 25 ans les mêmes solutions :

-        Nul fonctionnaire ne peut être élu à une assemblée qui fixe ses conditions d’emploi.

-        Un haut fonctionnaire qui veut faire une carrière politique doit démissionner de la fonction publique

-        Tout haut fonctionnaire doit faire ses preuves sur le terrain au moins dix ans avant de pouvoir exercer des fonctions dans des cabinets ministériels et prendre des postes de direction. Dans les armées on ne fait l’école de guerre qu’après avoir prouvé quelque chose sur le terrain. Cela doit être la même chose dans l’administration générale.

-        Un fonctionnaire qui prend un poste de direction dans une société privée doit quitter son statut de fonctionnaire.

-        Nul ne peut cumuler deux rémunérations de l’État et une rémunération de l’état et une rémunération publique.

-        Il faut réduire l’interventionnisme de l’État qui donne trop de pouvoirs coercitifs à des hauts fonctionnaires irresponsables statutairement.

-        Tout haut fonctionnaire doit être tenu à la neutralité politique.

L’important est d’être efficace et responsable. Deux mots qui n’existent pas dans la caste énarchique actuelle.

Commentaire
Siem's Gravatar Il est sûr que l'on a vu une mutation générale vers le "management" et le relationnel entre entreprise, banque, publicitaire et administration. Le haut fonctionnaire qui tient la banque , la législation, le règlement bureaucratique les impôts et les taxes devenait la figure centrale à proportion de l'élargissement sans limite du rôle de l’État. Dans une société post-industrielle, c'était vu comme normal. La Datar vide Paris de ses usines et de sa classe populaire dans les années 70. Pas une réaction ! Fabius signe la fin des industries lourdes du nord et de la Lorraine et devient Premier Ministre. Jospin et les divers énarques nommés pour se faire liquide la filière énergétique nucléaire . Borne liquide l'agriculture à force de réglementation sur la protection de ceci et de cela.
L'arrivée des hauts fonctionnaires dans les partis les a asséché totalement, Y faire son chemin pour les non énarques devenait très difficile. La parité a tout aggravé ainsi que le poids des minorités sexuelles. Le militantisme politique raisonnable pour beaucoup est devenu une impasse sauf au plus bas niveau pour des petits cadres du monde "social" à qui cela apporte un peu d'argent supplémentaire et une visibilité plus grande. Sinon seuls restent les foldingues foldingues.
Les politiques faites sont toujours à peu près les mêmes. Et correspond aux politiquement correct en vogue à un moment donné dans la Caste.
Tout cela est vrai et justifie qu'Onfray dans Front Populaire parle "d'un peuple en trop". Il est probable qu'on ne serait pas le premier pays du monde pour la fiscalité et le plus hostile à l'initiative privée sans prendre en compte la mainmise de la haute fonction publique sur tout.
Question : que deviendrait la politique dans un autre cadre et est-ce que cela ne serait pas pire ?
Difficile de trancher.
# Posté par Siem | 21/01/23 03:50
Valérian's Gravatar Comme dans un film muet ! Quel discours !
# Posté par Valérian | 22/01/23 00:02
Artiste's Gravatar Même analyse que charles Gave ,seul un effondrement économique pourrait changer la classe politique qui à noyauté l’état ,est ce souhaitable et ne s’en suivrait t’il pas un soulèvement des banlieues car les prestations sociales ne seraient plus assurées,l’anarchie succédant à l’énarchie.
# Posté par Artiste | 23/01/23 11:52
DD's Gravatar La difficulté vient de l'impossibilité pratique de faire voter une règle qui existe partout : un fonctionnaire applique la politique définie par les instances politiques mais ne la fait pas. Si elle était mise en œuvre, les conséquences seraient une meilleure signification des votes et probablement un infléchissement des politiques en fonction de ce que souhaite le pays, avec promotion d'une élite de parti plus ouverte. Pas de crise supplémentaire à prévoir.

Ce n'est pas la règle qui poserait problème mais les circonstances qui permettraient de la mettre en œuvre. Possible en effet. Si on regarde le tableau politique actuel, c'est mal parti pour une solution simple. LR s'organise en vue d'un duel Édouard Philippe, Laurent Wauquiez après avoir perdu le duel Pécresse-Macron. Le PS est mort. On ne peut rien attendre de la NUpes. Reste Le Pen et l'ex LREM. On ne voit pas MLP qui traîne une casserole d'incompétence, se lancer dans des philippiques anti-énarques. Le parti de Macron, lui, symbolise l'énarchie. Zemmour trouve l'énarchie finalement très bien. La voie interne par les partis est bouchée. Dans toutes les oligarchies le système ne change qui si l'un des oligarques trahit. C'est ce qu'a fait Gorbatchev en URSS. On ne voit pas vraiment qui jouera le rôle de Gorby en France à court terme. Asselineau Dupont-Aignan et Philippot n'ont pas l'air d'avoir le profil....



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# Posté par DD | 23/01/23 18:09
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