Suzeraineté américaine et mentalités

Un des aspects qui désarçonne l’observateur de nos  pratiques contemporaines est  la permanence et la virulence d’un  travers de notre système médiatique : privilégier la chaleur à la lumière ; préférer l’émotion à la raison. Les pulsions idéologiques, l’exaltation des purulences, le jeu des politiques, l’omniprésence des comiques, l’abaissement de la culture devant la téléréalité, les stratégies de communication, l’obligation de l’audience, du tirage et de la publicité, entraînent le débat utile dans des annexes enfouies profondément sous les poubelles de l’effervescence. 

Ce brouillard émotionnel cache une réalité encore moins drôle. Les idées qui gouvernent le monde concernent une camarilla d’experts et d’hommes d’influence ou de pouvoir à qui la puissance américaine suggère un conformisme absolu.  Comment l’influence américaine peut-elle  ainsi s’imposer ? En ne permettant la nomination  que des personnes « contrôlables » dans les instances internationales qu’ils dominent et qui dominent le monde. Impossible, au FMI, de proposer des analyses non conformes. Impossible, à la Commission européenne, largement dans la main des américains, de nommer, sauf marginalement, des individus « incontrôlables ».  Les carrières, les honneurs, ne peuvent s’envisager que dans la suave admission de tous les crédos imposés. Inutile d’espérer être admis dans les clubs et comités internationaux  avec des idées saugrenues et dangereuses. Les « imposés » ont évincé « le libre », diraient les patineurs.

Tout ce petit monde (à peine mille personnes), en fait,  ne pense pas. Il admet. Il comprend. Il suit. Il applique. Il déroule. Il décline. Et chacun ne pense qu’à son intérêt personnel dans un système où il a réussi et où il vivra très confortablement pourvu qu’il ne transgresse rien.

Dans cette atmosphère de soumission, ce n’est pas l’idée dangereuse que l’on craint, simplement l’idée. Répéter un credo avec l’air convaincu est tout ce qu’on demande. Ou même ne rien dire et sourire, parce qu’on est heureux d’être là.   La soumission soviétique était exactement du même ordre, bien que plus grincheuse. Elle a conduit à l’explosion du système.   Lorsqu’un téméraire « irresponsable » a déclaré qu’il fallait penser et dire la vérité, pravda et perestroïka, la farce qu’était devenu un système totalement inefficace, injuste et délabré, après avoir été criminel et génocidaire,  a explosé à la figure de tous, dirigés et dirigeants. La consomption fut totale.

Le soft power américain n’est pas fondé sur la violence. L’hérétique se heurtera partout à des cloisons de verres. Transparentes mais infranchissables. On lui permettra simplement de faire de la chaleur, et de se faire de l’argent en condamnant le système de façon plus ou moins hystérique, façon Stiglitz ou Krugman. Comme il s’agit de chaleur, ce n’est pas grave.  Qu’elle soit socialiste ou populiste, la chaleur ne fait pas peur au suzerain. C’est la soupape de sécurité du système. Laissons ces enfants se défouler. On tient tous les leviers. Qu’ils amusent la galerie.

Attention, en revanche, à ceux qui viendraient à casser la belle mécanique de la soumission à des idées intéressées et fausses par l’emploi de la raison bien appliquée à l’observation. On veut bien qu’ils basculent dans la chaleur mais, surtout,  qu’ils n’entraînent pas de remises en cause fondées et susceptibles de forcer des changements du  système !

Hitler disait : « Je n’ai pas besoin de maréchaux intelligents. Des exécutants fanatiques et efficaces suffisent», au moment même où les défauts de conception de sa stratégie militaire détruisaient son armée. 

Staline, lui, a détruit l’Armée Rouge, avant même l’invasion nazie, preuve sans doute de la supériorité du marxisme sur le national-socialisme.

Quand on ne pense plus la réalité, sinon par réflexe, la réalité prend sa revanche.

La soumission occidentale n’exige pas de maître officiel ou de policier de la pensée. L’oppressante censure vient d’un esprit du temps insufflé au plus grand nombre, plus que d’actions infâmes de policiers cachés de la pensée malsaine. Il suffit que la personne « en situation » se soit convaincu qu’elle a plus à perdre qu’à gagner à violer ce qui apparaît comme un consensus ambiant, d’où que vienne ce consensus.

Nous avons souvent fait référence à l’impossibilité de penser « offensive » en France, dans les années trente, même au tréfonds des armées. L’idée était bannie. Pas d’Hitler, pas de Staline, derrière ce bannissement. Un simple consensus latent, relayé par les pouvoirs, politiques, médiatiques et militaires, né des horreurs de la guerre. « Le feu tue » ; « Plus jamais çà » ; « Défensive, défensive, défensive ».

Quand la pensée se congèle et baigne dans l’émotionnel, elle devient inattaquable. Le briseur de consensus devient un « salaud », même pas au sens sartrien du terme.

On le voit aujourd’hui avec l’écologie militante qui voit dans les trente glorieuses un « génocide contre la terre » et dans les partisans de la croissance un fou dangereux qu’il faudrait interner au plus vite.  Dépassée la Shoah !

En Union soviétique nous eûmes le social-traître polymorphe ; en Allemagne le traître au HerrenVolk et au Führer ! En France, on élimina en douceur dans les années trente tous ceux qui pensaient offensive. Pas de promotion ; pas d’éditeur ; pas de chaire ; pas de relais médiatique.  Qui est donc ce « on » ? Tout le monde et personne. La hiérarchie militaire avait élaboré une doctrine. Impossible de promouvoir un « insoumis », quoiqu’on pense de la doctrine en question. Les politiques ne voulaient pas entendre le mot même d’offensive. Les médias avaient une population à servir qui voulait la paix, la paix, la paix.

Dans le monde actuel, où tout se passe à des échelons supranationaux, la mécanique est la même qu’en France dans les années trente. Depuis Keynes l’or est une vieille relique. Penser le système monétaire international sur des bases autres que les changes flottants est  « fétichiste » et émotionnellement inconcevable. « Seriez-vous totalement ringard ? ». « On n’en est plus là depuis longtemps ! » ; « Vous ne voulez tout de même pas défendre ces vieilles lunes ? » ;  « On a beaucoup évolué sur ce sujet depuis quarante ans. Vous datez ». Il se peut que les profits ne cascadent plus du riche vers le pauvre, comme le défend une idée à la mode, mais les faux semblants oui. Les masses ont intégré à leur tour le message subliminal global : les changes flottants sont une partie définitive du monde nouveau où nous nous trouvons. Il faut s’adapter au monde nouveau, pas le questionner. Pour être chic et « in », il faut montrer qu’on a bien absorbé le nouveau code de pensée.

Faire une conférence sur ce sujet  suppose d’infinie précaution oratoire dans les débuts pour ne pas braquer aussitôt le Pavlov qui règne en maître dans les esprits qui se croient « au parfum ». Commencer doucement par l’examen de la réalité ; passer aux mécanismes ; remonter légèrement vers les institutions. Quand il est acquis que les changes flottants sont à la base des dérèglements constatés, bien préciser qu’il ne faut « naturellement » pas revenir à l’étalon-or. Bien montrer que l’ancien système de Bretton-Woods était vicié à la base. Finir sur la pointe des pieds en prouvant que le système actuel ne peut plus durer et qu’il y a nouvelle organisation à inventer.

Ouf ! Vous n’avez pas fait fondre l’iceberg mais vous l’avez contourné et, derrière, le champ est libre pour un peu de créativité.

Mais vous y êtes tout seul.

 

Didier Dufau pour le Cercle des économistes e-toile

Commentaire
DvD's Gravatar Ce qu'il y a de totalement incompréhensible dans cette crispation de la pensée économique officielle aux Etats-Unis, c'est qu'elle est tout à fait contraire aux intérêts fondamentaux ... des Etats-Unis.

En effet, en laissant à ses "partenaires commerciaux" toute liberté d'intervenir sur le marché des changes en accumulant des actifs libellés en $ afin de maintenir leur propre devise compétitive par rapport au $, les Etats-Unis se condamnent à des déficits permanents et donc à une montée permanente de leur endettement relativement à leur production domestique. Ils se condamnent à ce que le commerce international ne soit plus mutuellement bénéfique mais à leurs dépends. Ils se condamnent à être débiteurs du monde. Ils "saccagent la prospérité" de leur économie domestique et de l'immense majorité de leur population.

Marquer systématiquement contre son camp tout en prétendant en défendre vigoureusement les intérêts est une disposition psychologique pour le moins curieuse... Que tout le monde emboite docilement le pas est le signe d'une étrange "défaite de la pensée".
# Posté par DvD | 08/11/15 13:07
S du Jonchay's Gravatar @DvD,
Les Etats-Unis sont un effet théocratique : "in God we trust". Dans la nouvelle Jérusalem, "Dieu" fait la réalité par la main étatsunienne sans passer par le cerveau des Etatsuniens. Dans la pensée étatsunienne qui chauffe le monde, la raison n'existe pas. La suzeraineté étatsunienne est mécaniste, quasiment "daeshienne".
# Posté par S du Jonchay | 16/12/15 14:14
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Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef,   aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit  parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants,  explications  sur le retard français,   analyses de la langueur de l'Europe,  réalités de la mondialisation,  les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable.

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