Hommage à Raghuram Rajan

Raghuram Rajan, Raghu pour les intimes,  est gouverneur de la banque centrale de l’Inde (Reserve Bank of India). Il vint de refuser de faire un second mandat. Cela s’est passé un 18 juin et cela résonne comme un appel. Il n’a pas été démissionné pour incompétence. Au contraire, il a été probablement le meilleur gouverneur de banque centrale de ces dernières années.

Raghuram était l’ancien Economiste en chef du FMI et il savait exactement de quoi il parlait.

Sa compétence et son autorité économique, qui n’étaient pas seulement une image de com’, comme pour DSK,  lui ont permis de sortir l’Inde de trois de ses tares habituelles : une inflation trop forte, des déficits intérieurs et extérieurs exagérés et un cours erratique de la Roupie. Rappelons la période : la pire pour les relations financières et monétaires internationales. Rappelons aussi le résultat : la meilleure croissance mondiale, bien avant la Chine !

Mais voilà, Il avait compris que le système monétaire international, basé sur les changes flottants et le n’importe quoi, était fou et forçait une guerre des banques centrales ridicule et contreproductive. Il ne l’a jamais dit aussi clairement. Les banquiers centraux ne font pas cela. Mais la restriction était évidente.

Alors les pressions ont commencé pour l’éjecter.

Raghu s’était fait connaître dès 2005 pour un rapport prémonitoire qui prenait à contrepied les inepties propagées par « la triplette tragique », Robert Rubin, le politique, Alan Greenspan, l’énigmatique, et Larry Summers, le vociférant, et annonçait l’explosion de 2008.

 “Here was a telling moment in 2005, at a conference held to honor Greenspan’s tenure at the Fed. One brave attendee, Raghuram Rajan (of the University of Chicago, surprisingly), presented a paper warning that the financial system was taking on potentially dangerous levels of risk. He was mocked by almost all present — including, by the way, Larry Summers, who dismissed his warnings as “misguided.”

Larry Summers l’a même carrément insulté en le traitant de « Lubbit », un terme qui s’applique aux fofolles qui épousent une pensée sans substance par pur snobisme.

Raghu n’a jamais caché depuis les réserves que lui inspirait le fait qu’aucune réforme n’avait suivi l’effondrement. Il est l’un des rares économistes de qualité ayant eu le courage de dénoncer les défauts structurels de la mondialisation basée sur la fuite en avant monétaire. Son livre,  Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy?, publié en Août 2011, et qui n’a eu exactement aucun écho en France, démontrait très précisément que les explications par les « subprimes » et de gangstérisme financier manquaient un tantinet de profondeur.

 “Rajan shows how the individual choices that collectively brought about the economic meltdown--made by bankers, government officials, and ordinary homeowners--were rational responses to a flawed global financial order in which the incentives to take on risk are incredibly out of step with the dangers those risks pose”.

Il faut aller plus loin que la simple dénonciation d’individus déviants.  Les agents économiques sont rationnels même dans un système irrationnel. Le problème est dans les défauts du système, pas dans la mentalité des agents économiques.

Il a rappelé à de nombreuses reprises que, dans le système financier existant, il est impossible de connaître la valeur fondamentale des actifs. L’économie n’a donc plus de boussole. Les investisseurs deviennent des guêpes frappant contre une vitre.

Comme beaucoup d’économistes soucieux du tiers monde, Raghu croit beaucoup que l’inégalité croissante est largement responsable de la crise, aussi bien celle qui apparait au sein des pays émergents, que celle qui s’est installée aux Etats-Unis et celle qui persiste entre pays émergents et pays industrialisés. Voir sa conférence fondamentale : (https://www.youtube.com/watch?v=GW7wu3uyz9g).

Sans nier l’impact des inégalités,  nous-même mettons plutôt l’accent sur l’effet délétère des grands déficits et des grands excédents qui imposent le retour des excédents de balance des paiements sur le marché financier des Etats-Unis et la hausse consécutive des en-cours bancaires, provoquant l’apparition d’une économie baudruche et des crises de plus en plus graves. Il n’est pas nécessaire de partir des inégalités aux Etats-Unis pour comprendre qu’une nation qui paie ses déficits dans sa monnaie n’aura aucun frein à les accroître jusqu’à l’explosion finale.   Mais il n’a pas sous-estimé le rôle des bulles financières répétées ni les effets des grands excédents et des grands déficits.

Il a parfaitement démontré que les politiques d’exportations forcées avec des monnaies dévaluées et les super excédents entrainaient à terme une économie locale anémiée et un Etat asphyxié. Il a moins bien vu que le débiteur américain était aussi capable de ruiner périodiquement le créancier (Allemagne en 74, Japon en 1992, Chine, en ce moment même). Mais au moins il a produit ce qu’on attend d’un économiste : une explication basée sur des observations et des mécanismes et non sur des pétitions de principe et des postures.

Naturellement, les éléments de langage relatifs à l’exclusion de Raghu Rajan font valoir uniquement des querelles internes à la politique indienne et l’énervement du nouveau dirigeant indien, Narendra Modi, face à la volonté de la banque centrale de nettoyer les bilans des banques et de mettre fin aux prêts « politiques » , et sa réticence à baisser de façon irresponsable les taux d’intérêt.

Ces querelles existent. Mais derrière ce conflit, il reste l’hostilité des tenants de la mondialisation à l’américaine basée sur la suprématie du dollar et la violence extérieure de son droit pénal.  Elle a laissé Raghu sans soutien.

En dépit du « lip service » politiquement correct en faveur d’un tiers-mondiste sérieux et soucieux d’efficacité sociale, Raghu a fini par être un homme seul en dépit de la justesse de ses vues et l’efficacité de son action opérationnelle.

Dommage. Car il a prouvé que la réflexion économique n’était pas seulement américaine et qu’elle devait même s’écarter de la vulgate de sa propre école (Chicago).

Et hommage, pour avoir prouvé qu’il était nécessaire de regarder plus loin que le bout de son nez. Espérons qu’il pourra à terme devenir président de l’Inde en dépit des graves  passions qui divisent ce pays.

Ce serait un allié idéal pour une réforme du système monétaire international.

Didier Dufau pour le Cercle des Economistes e-toile.

Commentaire
DvD's Gravatar En matière de stratégie de développement économique, le manifeste électoral de Modi en 2014 embrassait très explicitement le modèle basé sur l'investissement et l'exportation tel que l'ont utilisé le Japon, l'Allemagne et plus récemment la Chine (voir p. 27-31 : http://www.bjp.org/images/pdf_2014/full_manifesto_...). Modèle que le gouvernement BJP avait déjà commencé à mettre en œuvre dans la période 2001-2004, époque durant laquelle l'Inde passa en excédent courant et commença à accumuler des réserves de change importantes, la banque centrale intervenant allègrement pour empêcher une appréciation trop forte de la Ruppee.

Quelques extraits particulièrement éclairants du manifeste électoral de 2014 :
- "We will encourage savings as an important driver of investment and growth." p. 27
- "Foreign direct investment will be allowed in sector wherever needed for job and asset creation, infrastructure and acquisition of niche technology and specialized expertise." p. 27
- "We should no longer remain a market for the global industry. Rather we should become a Global Manufacturing Hub." p. 29
- "We will set up world-class Investment and Industrial Regions as Global Hubs of Manufacturing." p. 29
- "A strong manufacturing sector will ... lead to import substitution to bring down the import bill. We will make India a hub for cost-competitive, labor-intensive mass manufacturing." p. 29
- "We believe that Indian entrepreneurs have the capability to take on global markets." p. 30

A noter que l'Inde a une population jeune de 1,25 milliards de personnes et un niveau de salaire environ 5 fois inférieur à la Chine, ce qui veut dire que la mise en œuvre réussie de ces déclarations d'intention aura des effets au moins aussi déstabilisateurs sur les marchés du travail des pays développés que ceux qu'a eu la Chine ces 20 dernières années et qu'elle compliquera singulièrement toute tentative de re-équilibrage de la croissance chinoise vers une croissance interne tirée par la consommation.

Le corolaire monétaire de ce modèle de développement est bien connu : répression financière pour maintenir les taux d'intérêt en-dessous du niveau de la croissance nominale pour favoriser l'investissement et freiner l'appréciation de la devise, accumulation d'excédents commerciaux immédiatement recyclés en devises des pays vers qui on exporte pour maintenir un taux de change compétitif.

En d'autres termes, toute la stratégie de Modi est d'exploiter le système commercial et monétaire international tel qu'il fonctionne actuellement au profit du développement économique de l'Inde. Exactement comme l'a fait la Chine depuis le milieu des années 1990. Bien sûr, il y a un doute sur la capacité de l'Inde à mettre en œuvre, en tout cas elle semble moindre que celle de la Chine du fait de la structure politique fédérale et de la structure sociale de castes. En revanche, la maîtrise généralisée de l'anglais est un atout indéniable. Quoi qu'il en soit, l'intention est très claire.

Rajan comprend mieux que quiconque les dangers de cette stratégie. Dans la situation actuelle d'endettement global (encore supérieur à 2008), il n'est en effet pas du tout sûr que le système commercial et monétaire international puisse supporter le choc de l'entrée sur le marché du travail mondial de centaines de millions d'Indiens aux salaires ultra compétitifs orientés vers l'export. En fait, Rajan œuvre plutôt à la correction des failles du systeme commercial et monétaire international que Modi veut au contraire exploiter au bénéfice de l'Inde.

À partir de là, les vues de Modi et de Rajan sur la stratégie de développement économique de l'Inde et ses rapports avec le système commercial et monétaire international semblaient dès le départ incompatibles.

Si cette interprétation est la bonne, le départ de Rajan au bout de deux ans de gouvernement Modi est sans doute une mauvaise nouvelle pour le monde...
# Posté par DvD | 30/06/16 22:28
DD's Gravatar - Il est pas du tout sûr que Modi parvienne à la discipline qui est nécessaire pour mener les politiques suivies par l'Allemagne, puis le Japon, puis la Corée, puis la Chine. Il vient d'augmenter massivement les fonctionnaires (près de 30% tout de même) alors que l'investissement est en panne et les banques percluses de mauvais crédits. Le marché international est toujours en difficulté. Ce qui marche en Inde, c'est la consommation. La crainte d'une inflation importante est faible. La relance par les salaires n'entrainera probablement pas de conséquences sur les prix à court terme. La question est la dette et la fiscalité, la crainte des investisseurs étrangers et l'existence d'un marché mondial dynamique. L'Inde est entre deux politiques : devenir un dragon ou mieux équilibrer croissance interne et croissance externe. Il y a de bonnes chance qu'elle ne réussisse à mener à bien aucune des deux. Quand on appuie à la fois sur le frein et l'accélérateur, gare aux dérapages.

- En revanche, ceux qui veulent stabiliser les marchés commerciaux et financiers mondiaux perdent un allié utile. avec le départ de Raghu.
# Posté par DD | 01/07/16 17:16
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Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef,   aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit  parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants,  explications  sur le retard français,   analyses de la langueur de l'Europe,  réalités de la mondialisation,  les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable.

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