Affaire McKinsey : vrai et faux scandale
Depuis quelques semaines la Presse monte en neige un de ces scandales fugaces qui viennent percer le mur de l’indifférence habituelle des médias pour les vrais débats : il serait honteux que l’Etat utilise des sociétés de conseils privées. Sinon à quoi serviraient les hauts fonctionnaires ?
Toute ma carrière, je l’ai faite dans des sociétés de conseils, d’ingénieur principal comme on disait à la fin des années soixante à président depuis 1977 jusqu’en 2010. Quarante ans dont trente-cinq à chercher le chiffre d’affaires et donc à dialoguer avec l’ensemble des organismes privés et publics.
Je témoigne que le secteur public a toujours représenté entre 20 et 25 % de notre chiffre d’affaires, à proportion de la place du secteur dans l’économie. Aucune des opérations que j’ai pu y mener n’a posé le moindre problème éthique ou autre. À chaque fois, les résultats ont été probants, ce qui explique le nombre des collaborations et leur répétition sur des décennies.
Le fait pour une société de conseils d’avoir l’Etat et ses différentes émanations comme client est NORMAL. Le fait pour l’Etat de recourir à des sociétés de conseils est NORMAL.
Peut-être faut-il donner quelques exemples pour bien faire comprendre de quoi il s’agit vraiment et pourquoi cette pratique est légitime.
On se moque souvent de la Cour des Comptes et de ses innombrables rapports qui, en effet, ne sont pas « contraignants ». Le contrôleur ne peut pas se substituer à la représentation nationale pour prendre les décisions. Et les situations sont souvent si complexes qu’il ne s'agit pas d’agir toujours avec des envies de Savonarole excité ou un goût exagéré pour le pénal. La Cour décrit des situations anormales qui doivent changer et elles finissent toujours par changer même si les délais peuvent être longs. Il n’y a rien qu’un haut fonctionnaire ne craigne plus qu’une mention dans le Canard Enchaîné et une mise en cause par la Cour des Comptes. Du coup, les rapports de la Cour des Comptes ressemblent parfois à des articles du Canard…
Exemple : après le choc pétrolier de 1974 et l’échec de la relance Giscard-Chirac, qui avait asséché les ressources de l’état, la Cour des Comptes a décidé de faire la chasse à toutes les institutions d’état qui n’avaient pas de comptabilité analytique, c’est-à-dire pratiquement toutes. Nous avions développé dans le domaine des références extrêmement importantes. Nous avons été sollicités de mettre en œuvre des systèmes de gestion analytique extrêmement pointus dans des domaines complexes où les progiciels habituels étaient sans efficacité. Parmi une flopée d’interventions, j’en extrais trois qui ont été toutes très exigeantes, plutôt complexes, et où la collaboration avec les équipes de fonctionnaires a été exceptionnellement efficace et féconde.
Avec les PTT, beaucoup de monnaies différentes et des montants astronomiques, avec des contraintes de sécurité et de système d'accueil sévères, rendaient caduques les logiciels existants. Il a fallu tout concevoir et créer. L’Administration n’avait aucun moyen de faire seul ce travail. Le résultat a été excellent.
Avec la filiale maritime de la SNCF, la difficulté était la même. La gestion d’un ferry n’a strictement rien à voir avec celle d’un train. C’est à la fois un moyen de transport, un restaurant, des bars, des libres-services, des boutiques, etc. Et parfois même un casino. La périodicité des séquences de gestion, appelée une « marée », est très particulière. Certaines marées sont de nuit d’autres de jour. Il faut tenir compte des lignes desservies, des navires concernées. Les tarifs sont complexes, changeant. Le régime fiscal n’est pas le même en vue des côtes et en pleine mer. Toute la gestion était manuelle. On connaissait les résultats, toujours lourdement déficitaires, huit mois après la fin de l’exercice. Personne ne pouvait dire quelle ligne, quel horaire, quel bateau était déficitaire ni encore moins pourquoi. La SNCF n’avait aucun moyen de concevoir, réaliser et mettre en œuvre une application de ce type. Recourir à une société de conseils était la seule option compte tenu de l’inexistence de progiciels embarqués à l’époque pour ce genre d’applications à objet multiples. La collaboration avec les cadres de la SNCF a été parfaite. Les résultats furent spectaculaires : dès qu’un bateau était équipé, il devenait rentable !
La troisième opération concernait une institution qui avait les moyens de faire comme elle l’entendait, avec des moyens sans limite : la Banque des France. Mais il s'agissait de la fabrication des billets, une activité pas exactement bancaire et la méconnaissance de la comptabilité analytique industrielle était complète. Comment faire sans aide extérieure ? Le plus intéressant s’est produit avant la réalisation informatique, au stade de l’étude détaillée des besoins et des caractéristiques spécifiques. La collaboration entre cadres de la banque et fonctionnaires des administrations de contrôle a été parfaite, avec comme résultat un système qui a vécu des décennies.
Il est parfaitement normal que les entités administratives et les dépendances de l’Etat fassent appel à des assistances extérieures. Et cela se passe en général bien et quand ce n’est pas le cas, c'est très rarement la faute des cabinets consultés mais plutôt le fait de carences de formation dans les cadres dirigeants de l’administration, qui pendant longtemps n’ont eu, par exemple, aucune formation de fond sur la manière d’organiser des transitions numériques, ou aborder les grandes questions techniques qui assaillent les États. Il faut aussi incriminer des mentalités ou des particularités historiques ou des effets de silos. La Préfecture de Paris est un bloc très spécial et très fermé. ADP est pas mal non plus comme bloc autocentré. L’éducation nationale, la santé, la justice et les affaires étrangères se sont longtemps avérées à peu près incapables de mettre en place des méthodes appropriées pour se moderniser. Tout le monde le voit aujourd’hui. Le dossier médical est toujours en projet. Les cartes vitales sont une gabegie. L’organisation hospitalière est lamentable dans les grands hôpitaux. La justice est dans un état pire. Espérons que personne ne fera jamais l’histoire des projets gérés par le ministère des Affaires Étrangères. Les énormes échecs dans la gestion de la paie des armées sont aussi dans tous les esprits.
Lorsque le donneur d'ordre est mauvais, la suite est rarement bonne. C’est presque toujours dans la définition de l’objet de la mission que les difficultés trouvent leur source et dans la mise en œuvre qu’elles s’amplifient
. La gauche daube souvent sur la « dérive gestionnaire » et naturellement « libérale » qui voudrait qu’on applique des solutions mercantiles du privé à des domaines où elles n’ont rien à y faire. On cite par exemple la rémunération à l’acte dans les hôpitaux et différentes initiatives du même genre. Quand on regarde dans le détail on voit que cela n’a pas de sens. À l’hôpital, il n’y a jamais eu la moindre logique libérale. Au contraire on a créé une bureaucratie écrasante et un encadrement des actes et des acteurs totalement débilitants tout en développant des normes artificielles qui paralysent la gestion. Une infirmière vous manque et vous fermez un service ! Néolibéralisme quand tu nous tiens !
S’il y a scandale dans le cas de McKinsey, ce n’est pas dans le fait que l’administration ait recours à des cabinets de conseils. Heureusement qu’ils sont là !
Ce qui est triste, c’est qu’on est passé chez McKinsey d’une logique de recherche de solutions à des contrats qui sont en fait du benchmarking. Est-ce que vous êtes dans la norme d’efficacité ou non ? Il n’y a plus beaucoup de créativité dans la recherche de solutions plutôt de la description et un effet de normalisation par comparaison internationale. Au lieu d’être créatif, le conseil devient normatif. Et finit par pousser à plus de bureaucratie pour atteindre la norme !
Compte tenu du nombre d’espaces où règne l’administration, faire du benchmarking généralisé ce sont d’énormes contrats chers et peu créatifs. Il est clair que seule une institution ayant une information transnationale peut faire du benchmarking. Dire que les fonctionnaires pourraient le faire eux-mêmes est ridicule.
Ce qui est condamnable dans la relation entre McKinsey et Macron, c’est le pacte de fait sur lequel ils se sont accordés : « je t’aide à être élu et tu me passes des contrats », avec en effet un accroissement anormal des volumes de contrat. Que la justice passe !
On en revient toujours à la même chose :
Il faut mettre fin à l’énarchie compassionnelle, à la domination presque totale de la politique par les hauts fonctionnaires politisés fonctionnant en clans, aux allers et retour des énarques entre postes étatiques, postes politiques et postes dans des sociétés privées, y compris les entreprises de conseils. Ce système de caste a pris avec Macron une dimension totalement folle et contraire à l’esprit de la République. Les conflits d’intérêts règnent comme ils ne l’ont jamais fait en France.
Il est clair que le premier pas pour mettre fin à ce système de caste et à ces conflits d’intérêts perpétuels et déplorables est de ne pas réélire Emmanuel Macron. Mais il en faudra d’autres !
En revanche l’Etat français est confronté à une obligation de numérisation et d’efficacité technique, notamment énergétique, alors que l’innovation court vite dans un cadre de moins en moins national. La part de l’intervention de conseillers extérieurs à la fonction publique non seulement peut légitimement augmenter mais le doit ! En revanche le pilotage doit être politique et dégagé des corruptions individuelles, aussi bien dans les détours du labyrinthe étatique, qui ne manque pas de grottes obscures, qu’au plus haut niveau de l’Etat. Songer à améliorer les capacités de pilotage des élites administratives est une urgence. Bien plus que changer le nom de l’ENA et ouvrir le recrutement à « la diversité ». Mettre en place des outils démocratiques de contrôle est tout à fait nécessaire.
Quand on pose mal les problèmes, il est rare qu’on trouve de bonnes solutions.
Le débat médiatique actuel est à côté de la plaque.
Didier Dufau
Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef, aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants, explications sur le retard français, analyses de la langueur de l'Europe, réalités de la mondialisation, les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable. Association loi 1901 |