Psychologie de la crise : le tournant de l'automne 2010

L'automne 2010 restera comme la période de la faillite des illusions.

Pour les économistes, l'idée reçue était qu'en laissant filer les déficits et en gavant l'économie de monnaie, on éviterait mécaniquement la récession intense et longue, menant à la dépression. Il n'était nécessaire d'avoir ni  un diagnostic précis de la crise, ni une analyse soignée des mécanismes de sortie de la récession. L'important était de prendre des mesures ensemble et de rassurer l'opinion, cette chose si fragile dont il faut en prendre un soin constant par des mesures d'affichage.  On vit donc les pays du G.20 se refuser, dans les mots,  à la guerre commerciale et envoyer leur plan de relance commun.  

Deux ans après l'effondrement de Lehman Brothers le système bancaire a été certes partiellement pansé et les économies ont talonnés. Mais la reprise n'est pas là. La stagnation s'est installée. Le chômage est très élevé et ne régresse pas.  Les Etats sont paralysés : relance folle ou sagesse déprimante de la restriction budgétaire ?

Les économistes officiels et universitaires qui n'avaient rien vu venir de la crise et qui même l'avaient niée, sont perplexes. On voit un keynésien comme Krugman, célèbre simplement comme éditorialiste économiste de gauche, décidé à jouer une espèce de va-tout budgétaire qui va bien au delà des idées de Keynes et tueraient les Etats.  La rive des économistes de Chicago glose sur la glorieuse incapacité de l'Etat à agir durablement sur l'économie et exige  un état léger avec des potions libérales qui appliquées  tueraient le malade. En un mot les économistes de média et de cour qui s'expriment ne savent plus quoi dire.  Ils n'avaient rien compris à la crise ; ils ne comprennent toujours rien à la sortie de crise. Et la crise a maintenant trois ans, car les Etats Unis sont entrées en récession en 2007, rappelons le et le premier épisode du blocage général a été le verrouillage des marchés interbancaires  en juillet de cette là.   

Tout le monde voit bien qu'on vivait dans un système impossible. Aucune réforme n'a été faite. La reprise s'avère tout aussi impossible.

Alors des pans entiers de conceptions purement idéologiques s'effilochent quand ils ne tombent pas dans un grand fracas.   

La monnaie et les devises, ce n'était pas important. Il fallait se battre pour un demi point de droit de douane mais on pouvait dévaluer sa monnaie de 50%,  ce n'était  pas grave. Cette immense sottise , confinant au grotesque pur,  commence à apparaître pour ce qu'elle est. Il n'y a pas de marché libre des devises. Il n'y a jamais eu de changes  réellement libres. On faisait semblant d'y croire.  Martin Wolf parle de guerre des monnaies comme si c'était une nouveauté. La guerre des monnaies est permanente depuis 71. La seule chose, c'est qu'on regardait ailleurs et on faisait semblant de ne pas la voir.  Personne ne jouait le jeu pas plus les Etats-Unis et son "benign neglect" que la Chine dont on acceptait tout par fascination de son marché intérieur. Les changes étaient devenus un lieu de pure domination et de conflits de pouvoirs. La double spirale de création monétaire aux Etats-Unis et en Chine  qui provoquait un effroyable gonflement des endettements partout dans le monde était jugée "naturelle", alors qu'elle était entièrement artificielle et malsaine. Certains parlaient même d'un nouvel équilibre économique du monde, un nouveau paradigme comme disaient les pédants. Comme si un médecin déclarait qu'une tumeur cancéreuse était la marque d'un développement sain et la preuve d'une santé de fer.  

Toute cette sottise est désormais appréciée pour ce qu'elle est : une ânerie et un danger.  Les relations de puissance dans le domaine monétaire qui s'étaient substituées aux relations de coopération de Bretton Woods,  prennent un tour voyant.  Il faut dire que jamais les prévisions de Milton Friedman ne se sont révélées plus fausses.  Les réserves monétaires des Etats sont au plus haut historique. Les changes ne sont pas stabilisés mais en pleine folie. Les écarts de taux d'intérêt sont les plus hauts jamais enregistrés. Les changes flottants, c'est à dire laissés aux relations de puissance et à la spéculation, sont au cœur du déclenchement de la crise et maintenant empêchent la reprise. Et les gouvernements ne se cachent même plus d'intervenir massivement  sans faire semblant que ce sont "les forces du marché" qui forment les cours.  

La complainte monétaire est partout : la Suisse et le Japon sont asphyxiés par la pression qui s'exerce sur leur monnaie au moment où la panique conduit à planquer son épargne dans des monnaies sûres.  Le Brésil découvre que son miracle était d'essence essentiellement monétaire : les effets de la dévaluation du Real se terminent. “Nous sommes en pleine guerre des monnaie, un affaiblissement général des devises. Cela nous menace parce que cela nous prive de compétitivité internationale dit Guido Mantega, le ministre des finances du Brésil.  Qui disait que le Brésil était un paradis sans nuage ?

La Chine tremble de plus en plus pour son indécent  magot mercantiliste, au point d'en investir un bout en junk-bonds grecs !  L'Europe qui avait bénéficié au second trimestre d'un petit coup de fouet monétaire lorsque l'Euro était redescendu à 1.25 dollar est à nouveau étouffée par un dollar à près d'1.40.  

Plus personne ne croit que les changes fixent leurs cours de façon naturelle et que la main invisible représente la sagesse économique dans ce domaine. Le tabou des changes flottants n'est pas tombé. On n'entend encore aucune voix officielle pour annoncer la mort de cette catastrophe idéologique.  Mais la foi dans cette religion est morte. Personne n'y croit plus.  

La conception selon laquelle il fallait abaisser tous les droits de douanes jusqu'à un niveau proche de zéro, empêcher toutes les restrictions aux services, en même temps qu'on laissait à des banques centrales indépendantes le soin de produire de la monnaie administrative dont la valeur s'établirait librement sur un marché libre, cette conception là est morte.  

L'ennui pour l'Europe c'est qu'elle a bâti son architecture monétaire sur cette erreur monstrueuse.  Si la valeur des devises doit désormais être défendue par les états dans le cadre d'une coopération structurée, la BCE se retrouve toute seule dans le froid avec une mission totalement décalée. Personne n'osera le dire car c'est tout le projet Européen qui serait en balance au dessus du vide.  L'Europe n'a plus le choix : soit c'est la fuite en avant vers des éléments d'état fédéral dans la gestion économique, avec la création d'instances qui pourraient dans le cadre d'accords internationaux monétaires garantir des engagements de stabilité, soit c'est l'éclatement. Naturellement cette énorme problématique n'est discutée nulle part aussi franchement.  Mais l'opinion diffuse est que les structures européennes sont maintenant caduques.  On fait encore semblant de croire que la BCE indépendante,  chargée seulement de contrôler que les prix moyens à la consommation en Euroland ne dérapent pas, est une bonne institution. Ici encore la foi a évacué l'église.

Comment réagit l'opinion ?  Depuis le début de la crise nous disons : attention à l'impatience des peuples après deux ou trois ans de crise. On se rappelle qu'à l'automne 2008 la majorité des gens regardaient la crise comme un spectacle extérieur qui ne les concernait pas. Deux ans plus tard le décor a entièrement changé.

Les populations protégées voient bien que les protections dont elles bénéficiaient sont largement illusoires. Un peu partout les fonctionnaires voient leurs privilèges gravement érodés. On n'hésite plus à revoir leur durée de travail, journalière, mensuelle et la date de leur départ à la retraite. Pire, les niveaux de rémunérations et de pensions deviennent des variables d'ajustement budgétaires. Les populations qui pouvaient se croire totalement à l'abri intègrent tout à coup qu'elles sont aussi concernées.

Les familles voient leur moral attaqué à la fois par la perspective d'une aggravation fiscale importante, des possibilités de chômage de longue durée incontrôlables et surtout par le sentiment que leurs enfants feront partie d'une sorte de génération sacrifiée. Plus de 30% de la classe des élites universitaires et des grandes écoles restent à quai à la fin d'études de plus en plus longues et coûteuses. Les plus dynamiques ont cru qu'en toutes circonstances ils s'en sortiraient, grâce à leur savoir faire, leur réseau, leur ouverture au monde et leur bonne volonté.  Cette foi vacille.

Les épargnants sont tétanisés.  Leurs gestionnaires croient que la licence monétaire de la FED va entraîner une formidable inflation. On ne cherche même plus le rendement. Seulement la protection. Comment ne pas tout perdre ? C'est la fuite généralisée devant les monnaies. L'or vient de passer au dessus de 1300 dollar l'once, venant de 800 au début des désordres.  La fiscalité sur l'épargne est clairement la voie choisie par les gouvernements pour trouver de l'argent frais.  Pour tous c'est la perspective non seulement d'une stagnation mais de la confirmation des pertes acquises et de prélèvements nouveaux.  

Les salariés européens et notamment français voient leurs perspectives se boucher chaque jour d'avantage.  Personne ne voit poindre la reprise. On tremble pour son emploi. On tremble pour la réduction de certains avantages acquis.  En même temps qu'on parle d'une retraite plus tardive on craint qu'elle finisse amputée.  A la peur du lendemain s'ajoute la peur du surlendemain.

Le monde, l'Europe, la France sont désormais dans une psychologie de crise avec à la fois un basculement des idées dominantes dans le discrédit,  une peur réelle et un début d'intolérance. Bientôt on verra apparaître la haine, dont les titres des magazines donnent en France un avant goût.

Nous entrons dans la période de tous les dangers.

Didier Dufau pour le Cercle des économistes e-toile

Commentaire
Sarton du Jonchay's Gravatar Pourvu que vous ayez raison sur le retournement de la psychologie générale. C'est épuisant nerveusement de foncer collectivement dans le mur sans que quasiment personne ne s'en inquiète ouvertement !
# Posté par Sarton du Jonchay | 05/10/10 22:48
DD's Gravatar Certainement. Voyez ce qu'écrit le Monde aujourd'hui : il ne faudrait pas se battre pour supprimer le rôle international du dollar car aussitôt il dévisserait et l'Europe serait en grave difficulté. L'auteur raisonne entièrement en change flottant comme si le système était obligatoire et qu'il était même in- envisageable qu'on en revienne à des changes fixes.

Si on ôte au dollar son rôle de monnaie de réserve il faut bien qu'on lui substitue quelques chose. Si c'est une monnaie de réserve collective internationale, ce que nous appelons le Mondio, il faut bien que les monnaies aient une référence vis à vis de cette monnaie de réserve.

Aller chercher l'appui des mercantilistes chinois qui se moquent totalement de l'Europe comme le fait Sarkozy pour soutenir son action de suppression du dollar comme monnaie de réserve est surprenant si on n'envisage de rester dans un système de flottement.

Il est évident que la stabilisation économique et financière mondiale passe par le retour de changes fixes et ajustables centrés sur une monnaie internationale proprement définie après négociations de parités rationnelles. Cela veut dire que le Yuan est réévalué de 35% par rapport à l'Euro, que le change de l'euro contre le dollar dollar se retrouve à 1.30 et que le Yen et le Franc suisse soit rééquilibré à la baisse. Le Won serait également réévalué de 25 à 30%. La Livre le serait de près de 10%

L'idéal serait même que le Franc suisse entre dans l'Euro, afin de rendre cette monnaie le plus stable possible, une spéculation contre l'Euro devenant plus que problématique.

La panique vis à vis du dollar cesserait aussitôt. La fuite vers le Yen et le Franc suisse aussi. La spéculation sur l'éclatement de l'Euro s'arrêterait. La Chine verrait une partie de la valeur de son trésor de guerre garantie, même si elle devrait acter une perte. Le commercial reprendrait le pas sur le financier.

Les réserves bloquées par les pays seraient remises largement en circulation. On pourrait augmenter un peu l'en cours monétaire mondial pour compenser sans drame ni spéculation l'effet inévitable des restructurations des dettes passées.

On voit qu'il faut une vision globale ferme.

Mais si Obama cherche à rendre le Yuan flottant et si Sarkozy veut supprimer le rôle de monnaie de réserve sans viser un système de changes fixes avec une monnaie de réserve internationale, si la Chine persiste dans son attitude mercantiliste, il n'y a pas de dialogue possible, encore moins d'accord.

Et le FMI dans cette affaire ? Il est muet.

Tout le monde constate que sans accords sur les monnaies on n'en sortira pas ; mais personne n'a la bonne vision coopérative.

Alors on va aboutir à une sorte d'accord Plaza avec la Chine en plus qui durera ce que dure les roses qui va nous faire perdre quelques années de plus. Mieux vaudrait un vrai Bretton Woods.

DD




Que des avantages



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# Posté par DD | 06/10/10 01:25
Micromegas's Gravatar Un an après, on ne voit pas ce qu'on pourrait écrire de plus. Toutes les forces décrites ont joué dans leur sens naturel sauf que tout est désormais pire. Paralysés les états n'ont rien faits.
# Posté par Micromegas | 13/09/11 10:25
Amusé's Gravatar Trois ans après, on ne voit pas ce qu'on pourrait écrire de plus. Toutes les forces décrites ont joué dans leur sens naturel sauf que tout est désormais pire. Paralysés les états n'ont rien faits.

Lol
# Posté par Amusé | 28/04/13 19:46
Le blog du cercle des économistes e-toile

Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef,   aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit  parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants,  explications  sur le retard français,   analyses de la langueur de l'Europe,  réalités de la mondialisation,  les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable.

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