Du côté des gestionnaires de fortune

En attendant que les états se soient mis d'accord sur quelque chose, aussi bien dans le cadre de l'Europe que dans celui plus général du G.20, il est intéressant d'aller tâter le pouls des épargnants et des gestionnaires de leur épargne.

Comme le dit si bien le CEO d'UBS au journal suisse Le Temps, la question est savoir si on fait du conseil en placement ou si on gère la relation avec le client. En ces temps d'incertitudes majeures, l'accent est partout mis sur la relation avec l'épargnant. Imaginez qu'il retire sa confiance au vu des résultats navrants de l'année 2011 !

On sait que de tradition un bon gestionnaire de fortune est un homme émotif et convivial qui sait pleurer avec le client. Lors que les résultats sont bons, le gestionnaire dit "je". Lorsqu'ils sont mauvais, il dit "nous". En 2010 : "je suis content de mes performances." En 2011 : "nous avons souffert cette année". Enfin, surtout vous, car nous cela va encore bien merci. Surtout si vous restez.  

Il faut être capable en toute circonstances de débiter les plus plates banalités, en général pêchées dans le journal du jour si tant est que "des éléments de langage" n'aient pas été distribués par une obligeante direction générale. Le chef du département "retail"  de Blackrocks  en Suisse va par exemple se fendre d'un article, toujours  au Temps,  pour expliquer que "la stratégie doit privilégier les entreprises en bonne santé". C'est sage en effet.   

Le bon gestionnaire doit sans farder la "difficulté exceptionnelle du moment" faire valoir qu'il fait tout de même mieux que les autres. Il doit utiliser la méthode "Hervig von Hove" telle que démontrée dans le même journal Le Temps, une vraie mine d'or : "Depuis le début de l'année la performance de nos fonds se situe entre -2% et -6.5%, des chiffres à comparer à des chutes bien supérieures des principaux indices boursiers".  Variante : à ceux de nos principaux concurrents. Toujours garder prêt à servir le résultat particulièrement désastreux d'un fonds même inconnu qui servira de repoussoir. L'important est de faire prendre conscience au client à quel effroyable destin il a échappé en restant sagement auprès des "bons gestionnaires".

Une des règles de fer est de jamais parler de la rentabilité de l'entreprise gestionnaire.  Inutile de rappeler au lourdeau que les marges s'étaient envolées jusqu'à 180 points de base dans certains  cas de mandat entre 2005 et 2007 (nous ne parlons évidemment pas de la gestion de la fortune de la malheureuse Mme Bettencourt !).  Et de ne jamais présenter  de comparatifs explicites sur plusieurs années. Les résultats globaux sur l'année en cours, n'espérez rien de mieux. Quant au prix de revient unitaire moyen d'un actif comparé à sa valeur du jour, ne rêvez pas.  Les pertes apparaîtraient si bien que même le plus langoureux roucoulement ne servirait à rien.  Evitez les aveux dérivés comme celui  du "Head of discretionary portefolioManagement du Crédit agricole suisse private equity" : "La performance moyenne sur trois ans sur les dix dernières années est de +3.6%".  Si l'inflation prend 2,1% et le gestionnaire 1.8%, le gain avant impôt est nul.  

Le Cabinet Deloitte qui conseille le secteur de la gestion de fortune indique qu'il est l'heure de "changer de modèle", une des phrases creuses à la mode dans tous les domaines du management. Il faut mettre en avant les notions "d'asymétrie, de liquidité et de dynamisme". Avec de tels conseils nous sommes sauvés. Surtout si on y ajoute l'avis déterminant du responsable de la gestion de portefeuilles pour la clientèle privée chez Lombart Odier : " Une gestion active avec conviction s'impose".  On apprend donc que jusqu'ici la gestion n'était pas active et manquait un tant soit peu de conviction.

Lors d'une récente enquête, la BNP demandait à ses clients ce qu'ils espéraient d'une bonne gestion de fortune. De beaux locaux et des invitations à des "events" de prestige dans des endroits sélectionnés pour happy few ont été des réponses fort nombreuses, à ce qu'on dit. Cela prouve que les épargnants sont des sages. Quitte à se faire légèrement piller, autant que ce soit dans une ambiance sympathique et exclusive. Il faut le dire les vrais gestionnaires de fortune spécialisés dans la clientèle riche sont autrement plus "dynamiques" et montrent une autre "conviction"  dès lors qu'il s'agit du traitement du client (par traiteur)  que les mercenaires des banques commerciales.  

L'un d'entre eux organisait son raout annuel ces derniers jours.  L'endroit choisi est magnifique : un hôtel particulier place Vendôme, avec des salons luxueusement décorés et la vue féérique sur les illuminations de Noel. Le champagne, Henriot, servi frais est excellent.  Côté petits fours cela manque un peu de classe. Mais les temps sont durs. On ne va pas chipoter.  L'important, ce sont les discours. On a fait venir "un économiste officiel". Pas n'importe qui.   

On ne fera pas grâce d'un de ses titres à l'auditoire lors de sa présentation. Il s'agit de montrer que décidemment, on choisit les meilleurs, les mieux en cour. L'intervenant  entend lui même faire savoir combien il est important. Il énumère ses postes de conseiller. Il indique qu'ayant été choisi pour un poste dans un "machin" public, les conflits d'intérêts possibles l'obligeront à quitter certains d'entre eux. En un mot : quelle chance nous avons qu'il ne se soit pas encore démis de ses fonctions chez ce gérant de fortune ! Profitons donc encore un instant de son grand savoir et de son entregent. Un homme si proche du pouvoir, si influent, si présent dans les médias, cela vous pose. C'est tellement vrai que nous avons vérifié qu'il intervenait partout. Trois invitations à des manifestations de ce genre reçues en quelques semaines portent son nom.

L'augure va parler. Nous, on est un peu sceptique.  Ce garçon est le roi de la banalité. Il est le parfait représentant du "parler économie pour ne rien dire", le prince de la "pensée zéro". Nous l'avons égratigné sur ce site justement pour cette incapacité à assumer ce que devrait être le "devoir des économistes" : alerter sur les défauts des systèmes et sur les contradictions des politiques ; faire savoir les conséquences des actions et des inactions. Il n'a jamais proféré la moindre prévision juste. Il n'a pas vu venir la crise. Au contraire il l'a toujours minimisée. C'est un européiste. L'Europe c'est toujours bien. Sinon il ne serait pas aux postes qu'il occupe.

L'Europe,  il va en parler. C'est le "sujet de la semaine".  Lui qui n'a jamais, au grand jamais, éprouvé la nécessité de faire valoir qu'il y avait quelques difficultés de structure dans la construction de l'Euroland de Maastricht depuis 20 ans, trouve que ce petit sujet pour semaine creuse  n'est pas grave.  La théorie du complot qui voudrait que de vilains américains chercheraient noise à l'Euro est ridicule.  L'Europe a toujours avancé par crise. Nous sommes au bord du gouffre mais l'Europe avance toujours le dos au mur. Il ne peut rien dire des résultats des conférences qui s'annoncent en fin de semaine pour recadrer l'Euroland et ne peut préjuger des résultats (on n'est jamais trop prudent) mais il pense que cela va bien se passer. "L'Europe est  le dos au mur et au bord du gouffre mais elle va faire un grand pas en avant", volens nolens. Pas sûr que l'orateur ait bien vu le côté comique de son discours.

Pour le reste, on n'aura droit qu'à des airs inspirés pour énoncer des banalités et vite parce que "le temps nous manque".

Des explications de la crise ? Aucune. Satané manque de temps …Des solutions concrètes ? Néant absolu.  Toujours ce sacré manque de temps.

Alors quoi ? Monsieur a un scénario. D'une originalité exemplaire ! L'expansion sera molle en 201. Pareil pour 2013. Aucune catastrophe à prévoir. Et surtout pas d'inflation, en tout cas pour les deux prochaines années. Donc inutile d'investir dans l'or ou l'immobilier. La panique actuelle qui fait fuir vers le Franc suisse, les actifs réels en Allemagne, etc.? Rien à battre.  Comme il n'y aura pas de crise de la zone Euro ni d'inflation, pourquoi s'inquiéter ? Il est vrai que si  le président du CAE auprès du Premier Ministre faisait du catastrophisme, il ne le serait plus longtemps.
 
Molle l'économie sera mais positivement tirée par les pays émergents. Le ralentissement au Brésil, en Chine, le début de crise en Argentine, ce n'est rien du tout. Leur croissance restera forte et tirera l'économie des pays développés. Pas de soucis à se faire sur le long terme.

On ne peut rester totalement dans cette ambiance béni-oui-oui. Il faut alerter sur des aspects  ciblés.   Voici notre sommité alertant sur des "points à surveiller".

Le dollar risque de baisser et les chinois de leur emboiter le pas. Une critique du système monétaire international ? Que nenni. Les changes flottants c'est tabou. Il faut les surveiller c'est tout. D'autant plus qu'il n'y a personne en Europe chargée de la politique de change. Une critique ? Mais non. C'est normal ou tout du moins c'est comme cela.
 
Il faut surveiller les matières premières qui risquent de grimper de façon asphyxiante pour l'économie française et européenne.  

Un krach obligataire est possible car les taux longs sont négatifs ce qui ne pourra pas durer éternellement. On fait quoi ? Silence. Mais il l'aura bien dit si cela arrive.

Même discours depuis quatre ans selon les habitués de ces agapes. Il n'y a pas que le président Sarkozy pour resservir tel quel d'anciens discours !

L'auditeur n'aura rien appris.  Espérons qu'il pensait pendant ce pensum à la flûte de champagne à venir.  Comment des nullités pareilles qui n'ont rien vu venir et absolument rien compris à la crise peuvent-ils continuer ainsi à truster, avec de grasses rémunérations, le discours économique ? Un expert qui se trompe en France reste un expert. Ce n'est pas ce qu'il dit qui compte mais qui il est. Enlever l'armature des titres il ne reste rien. On nous joue "l'être et le néant".   Et pendant ce temps là l'avoir se carapate (alexandrin).

Mais voici que les gestionnaires prennent la parole. La durée de possession d'une action est …de 22 secondes. La volatilité est structurelle. Les marchés de valeurs sont déconnectés des réalités et vivent leur vie propre. Tous les placements ont vu leur rendement baisser et se rapprocher de presque rien. La crise va durer longtemps sans doute une décennie ou deux. Par conséquent il faut de superbes gestionnaires de fortune. La "gestion directionnelle" c'est finie. Il faut une gestion "opportuniste" afin de résister aux baisses et exploiter toute occasion de gains de valeurs.

Nos dynamiques gestionnaires vont donc aller "chercher l'argent là où il est" (phrase citée une bonne demi douzaines de fois par les orateurs, un "élément de langage", probablement conçu par un ancien fiscaliste socialiste converti à la gestion de fortune). Le mauvais esprit pensera que c'est bien ce qu'ils font avec la clientèle qui les écoute. Mais non : on parle de l'intérêt des épargnants.  Par chance il reste des gisements de profits certes lointains et dangereux mais prometteurs : les pays émergents. la Chine nous sauvera donc ainsi que le sud saharien ! Les atterrissages en cours se feront sans drame. Ce qui est bien le moins quand la piste se trouve au bord du gouffre !

Et l'or dans tout cela ? Un des gestionnaire n'est pas du tout d'accord avec Monsieur l'économiste (avec tout le respect qu'on lui doit naturellement). Non pas que la panique généralisée doive fausser le jugement. Monsieur aime les courbes longues (nous sommes comme lui) et il nous sort une des courbes que nous aimons beaucoup : celle de l'évolution du ratio dette/Pib des Etats unis. C'est un des éléments qui depuis 1997 nous a fait considérer la possibilité d'une crise d'une exceptionnelle gravité.  La revoir ici est une bonne nouvelle. On s'intéresserait donc à cet aspect critique de la situation : le gonflement inimaginable des dettes par rapport au PIB dans la majorité des pays développés ?
 
En vérité la courbe est exploitée en association avec une autre qui donne le cours de l'or en fonction des encours de dette.  Il y a corrélation. Donc l'or a encore de beaux jours devant lui et le cours de 1750 dollars l'once n'est qu'une étape. L'or reste un placement important non lié à l'incertitude ou à l'inflation. C'est inscrit dans les courbes. C'est structurel. Monsieur le président du CAE peut aller se rhabiller.

Au passage on donne un état de l'endettement des pays européens. Mais là, surprise : les chiffres sont tronqués. Ils ne font apparaître qu'un endettement à peine supérieur à 2 fois le PIB. En fin de séance la remarque en sera faite en privé. Réponse : "on ne peut tout de même pas faire paniquer la salle, on lui a déjà dit assez de mauvaises nouvelles comme cela" !  Si en effet il fallait dire toute la vérité au malade, où irait-on !
 
Notons une fausse note : devant un parterre de personnes plus qu'aisées on  laisse glisser que la crise française "c'est la faute des politiques qui ont voulu  sauver notre modèle social".  "D'ailleurs plus d'un million de travailleurs allemands gagnent moins que notre Smic et le coût horaire en France est supérieur à celui des Allemands".  

Allons donc vite aux buffets installés dans les jolis salons plongeant sur  la place Vendôme  méditer sur ces pauvres qui nous font tant de mal. Heureusement que les marchés veillent pour mettre un peu de plomb dans la tête de nos démagogues. Même si, actuellement, ils ruinent proprement la petite foule qui se presse autour des buffets.

Ainsi vagabondaient en ce début décembre 2011 l'esprit des gestionnaires de fortune.  En 2012 c'est sans doute la fortune qui va vagabonder !

 



Commentaire
Fred's Gravatar Pas exactement proustien comme article mais tellement bien vu !
# Posté par Fred | 08/12/11 14:52
Jimmy's Gravatar Un peu de sociologie et pas seulement de l'économie sur ce blog. C'est E. Todd qui va être content !
# Posté par Jimmy | 08/12/11 21:05
Luc F.'s Gravatar On adorerait trouver dans la presse des petits billets de ce genre. Pour participer parfois à ce genre d'agapes je témoigne : c'est exactement cela. Un vrai instantané pris au flash.
# Posté par Luc F. | 11/12/11 12:13
Gloups's Gravatar Il ne faut pas décourager la place Vendôme...
# Posté par Gloups | 12/12/11 15:10
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Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef,   aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit  parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants,  explications  sur le retard français,   analyses de la langueur de l'Europe,  réalités de la mondialisation,  les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable.

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