La vie est un flux d'énergie. La vie économique est un flux de production, qui s'est transformé en flux de monnaie et en flux de consommation ou d'épargne. Un flux de production est lui-même un flux des facteurs de production : capitaux, travailleurs, matières premières ou intermédiaires. Freiner les flux réduit l'énergie et l'économie. Le froid absolu est quand rien ne bouge plus.
Le courant passe toujours lorsqu'il y a une différence de potentiel. Le courant économique n'échappe pas à la règle. Les facteurs de production sont aimantés vers les lieux où le besoin se fait sentir. La production s'aimante vers les lieux où les facteurs sont abondants et peu chers.
Les capitaux sont aimantés par les rendements élevés, tempérés par le risque.
Toutes ces images sont à la base de l'idée que la liberté absolue de circulation des biens, des capitaux et des personnes est le fondement d'une économie dynamique et prospère.
Une autre image, parfaitement traduite par le modèle walraso-parétien, est que l'exercice libre des flux naturels réduit les différences de potentiel et ramène à l'équilibre. Si des blocages circonstanciels ont créé des différences de potentiel importantes, la libération des forces contenues sera bénéfique et amènera automatiquement un nouvel équilibre assurant le plein emploi des ressources.
Le rôle de la technologie et de créer de nouvelles différences de potentiel. Les start-up le savent bien. Il faut des barrière à l'entrée pour permettre de maintenir la différence de potentiel et produire les bénéfices escomptés suffisamment longtemps.
En économie la différence de potentiel est la plus value escomptée. Pas de plus-value en vue, pas de flux économique.
La méta doctrine qui baigne depuis 40 ans les règles internationales est qu'il faut laisser entièrement libre les acteurs économiques, producteurs, consommateurs, épargnants, afin que la totalité des gains potentiels puissent être obtenue. Le guide, dans la recherche de la plus value, est naturellement le prix. Les marchés fournissent les prix qui orientent la recherche des plus values et ils doivent être laissés totalement libre. Le prix des facteurs de production (monnaies, capitaux, salaires, matières premières, produits demi finis) doivent être laissés le plus libre possible ainsi que les prix des produits de consommation.
Alors la croissance sera à son optimum.
L'ennui est que depuis qu'on a entrepris de mettre en œuvre cette doctrine mondialement et surtout dans le cadre de l'Union Européenne, on constate qu'à chaque décennie le trend de croissance a baissé un peu plus. Les tenants de la doxa étaient prêts à accepter que leur doctrine se traduise par plus de volatilité. Pas à une baisse du rythme de la croissance qui devait être optimisé donc accru par rapport à la situation antérieure.
Quelle explication donner à cet inquiétant paradoxe ? Il n'y a que deux voies d'exploration possibles. Soit la doxa est fausse. Soit la pratique est entravée.
Il est parfaitement juste de penser que le flux est fonction de la différence de potentiel. Ce qui ne l'est pas est l'idée qu'il est inutile de canaliser l'énergie et de la laisser libre de passer de son état latent à son état exprimé dans n'importe quelles conditions. Une libération trop violente de l'énergie latente est destructrice.
L'eau descend les pentes. Il n'y a aucun doute la dessus. Mais il vaut mieux la canaliser pour éviter que des événements torrentiels emportent tout. Un barrage est ennuyeux : il bloque. La vanne libère, avec le débit souhaitable.
Il faut exploiter les différences de potentiel mais éviter qu'elles ne deviennent explosives.
Naturellement si on pompe l'eau du canal à des fins différentes de celles qui ont conduit à la création du canal, on l'assèche et il ne fonctionne plus. De même si on l'encombre de rochers qui empêchent l'eau de circuler.
L'exercice, difficile en économie, qui traite d'objets psychologiques et sociaux, est de bien identifier les prédateurs et les empêcheurs, tout en clarifiant bien la nature des pentes et des écluses. Et il faut veiller à ce que les dispositifs embellissent l'environnement et ne le détruise pas.
Promouvoir la liberté absolue des mouvements de capitaux, de personnes et de marchandises (qui comprennent aussi les services), en comptant exclusivement sur les différents marchés pour éclairer les rationalités nécessaires, est aussi stupide que d'espérer que la pluie fertilisera naturellement les cultures de façon optimum sans organisation de l'irrigation.
De ce point de vue le laisser-faire promu et mis en œuvre par l'Union Européenne est désastreux. Il empêche toute organisation rationnelle et confond ruissellement sauvage et irrigation.
Oui l'idéal de liberté qui veut que chaque pays de l'Union dise aux citoyens des autres pays membres : "Nous ne vous craignons pas et nous vous traiterons comme nous nous traitons nous-mêmes" doit être défendu. C'est un progrès humain extraordinaire. Ne pas croire que ce progrès doive être canalisé, et que la route doive être rendue carrossable, est la marque d'un juridisme absurde et destructeur.
Le risque du n'importe quoi essentialiste est d'aboutir à des régressions de civilisation. Déstructurer une civilisation, qui a construit un jeu de règles sociales fondées presque toujours sur des solidarités et des respects, donc des contraintes acceptées du fait de l'affectio societatis, base des nations, ne saurait être un progrès.
Il n'est même pas sûr que la convergence soit un objectif louable. Des collectivités peuvent souhaiter des règles qui leur soient propres. C'est la base même du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. La tolérance, qui est la faculté d'accepter que d'autres pratiquent d'autres règles, n'est possible qui si des flux torrentiels ne viennent pas tout emporter.
On pourrait penser qu'une forme de neutralité sociologique et politique de l'économie rendrait la difficulté de la "mondialisation" moins grande dans ce domaine. Ce serait à nouveau une grave erreur. Toute économie est politique. Que reste-t-il de l'économie lorsqu'on enlève la dimension budgétaire et règlementaire de l'Etat, et les lois sociales ?
Dans la pratique, on voit bien les erreurs qui ont été faites.
Croire qu'on pourrait laisser les changes absolument libres et les taux d'échanges des monnaies guidées par les marchés, a été une erreur monstrueuse. Nous avons vu que cela permis à certains états d'accumuler des déficits ou des excédents illimités avec des conséquences immédiates sur le taux global d'endettement qui s'est mis à grimper jusqu'à dépasser les 400%, ce qui était intenable. L'inondation monétaire a fini par provoquer des dégâts irréparables.
Il faut une canalisation.
Pour le monde, un système de changes fixes mais ajustables, avec interdiction des grands déficits et des excédents colossaux, est le seul convenable aujourd'hui.
Pour l'Europe une monnaie unique avec des Etats indépendants, poursuivant leurs politiques internes sans considération des autres, est une contradiction interne. Soit on en revient à un système de monnaie de compte unique avec des monnaies nationales rattachées selon un mode fixe mais ajustables, la solution que nous défendions au moment de Maastricht, soit on crée un chancelier de la zone Euro, avec des formes de contrôles démocratiques à définir et une articulation à imaginer avec les politiques nationales. Avoir supprimé les instruments de politique monétaire à l'échelon des nations sans les utiliser à l'échelon européen est une faute lourde.
Dans les autres domaines de l'économie, notamment les mouvements des personnes, des marchandises et des capitaux, il faut également mettre en place des canalisations, éventuellement temporaires, mais qui évitent des concurrences intenables, des phénomènes de destruction sociale ou des régressions de civilisation.
La France, elle, ne peut pas, dans le même mouvement, accepter l'ouverture totale des mouvements de personnes, de marchandises et de capitaux et continuer à croire qu'elle peut construire un château de cartes social totalement contradictoire.
La notion de solidarité nationale s'efface dans un cadre de liberté absolue des mouvements de personnes à l'échelon européen et mondial.
Une des victimes de la liberté absolue des mouvements de capitaux, de marchandises et des personnes est la gratuité institutionnelle. Le prix est un élément de canalisation. L'absence de prix crée un flux éventuellement torrentiel. La gratuité de l'école, la gratuité des soins, la gratuité de la vie des personnes en état d'inaptitude au travail et maintenant la gratuité de la vie des personnes en capacité de travailler, crée automatiquement des appels migratoires qui mettent à l'épreuve les systèmes concernés.
On voit bien que les défis du moment proviennent pratiquement tous de la nécessité de préserver le dynamisme associé aux libertés fondamentales, qui permet d'exploiter les différences de potentiel donc de créer du flux économique, tout en canalisant les forces qui s'exercent et remettent en question des modes d'organisation antérieurs qui peuvent être jugés légitimement comme nécessaires.
La désaffection profonde pour les élections au Parlement Européen provient naturellement du fait que l'institution joue contre toute canalisation et promeut un juridisme essentialiste destructeur sans jamais tenir compte des conséquences. Le fait que les partis n'ont pas proposé le moindre programme est révélateur. Personne ne sait de quoi le Parlement va causer, pas plus de quoi il a causé lors de la dernière session. Et pour cause : toute l'initiative des directives est entre les mains de la Commission. Cette initiative ne peut pas être attribuée au Parlement Européen. Les Parlements doivent contrôler, améliorer et voter les textes. Ils ne peuvent en avoir l'initiative car cela tournerait aussitôt à la pétaudière. Peut-être faudrait-il la transférer au Conseil Européen, la Commission n'ayant qu'un rôle d'élaboration et de contrôle.
L'important est qu'il y ait en Europe un architecte, un constructeur des écluses nécessaires, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur.
L'organisation est aujourd'hui l'élément critique. Il faut défendre l'idée d'un système monétaire basé sur des monnaies fixes mais ajustable. Quelle est en Europe l'institution qui doit prendre en main ce projet et qui a la visibilité internationale nécessaire ?
Qui est chargé de gérer les nécessaires convergences et qui garantit les nécessaires différences culturelles et civilisationnelles issues de l'histoire des peuples et auxquelles ces peuples tiennent ?
Le scrutin sera désastreux pour l'idée européenne parce qu'il n'y a pas de réponse à ces questions dans le champs politique et institutionnel actuel.
Les libertés s'organisent. Que vienne le temps des organisateurs et vive les écluses !
Didier Dufau pour le Cercle des économistes e-toile.