Témoignage : le premier "hedge-fund français"

La vie vous réserve des surprises qui ne prennent leur sens qu’avec le temps.  Rien ne laissait prévoir que l’auteur de ces lignes serait jamais confronté  aux opérations financières les plus tirées par les cheveux  et deviendrait le témoin  de la naissance du premier hedge fund à la française.

Une première mésaventure   prend aujourd’hui signe prémonitoire. Elève d’une grande « business school »  Européenne à Fontainebleau, rien des mécanismes les plus subtils du capitalisme ne devait nous échapper. Lorsque le bureau des élèves fut sollicité par une société de bourse  pour écouter un de ses grands spécialistes des marchés venir parler des opérations les plus « sophistiquées », il répondit oui avec enthousiasme.  Voici donc la promotion réunit dans le grand amphithéâtre   pour recevoir la bonne parole.

Quand l’énergumène entra dans la salle, il y eût un peu de gêne.  Le grand maître avait des allures de garçon de course et son teint fleuri démontrait un goût plus que prononcé pour la dive bouteille.  En un mot, il ressemblait plus à un rabatteur pour boîte de nuit sulfureuse susurrant  à Pigalle quelques affriolantes perspectives que d’un technicien de haut vol de la finance internationale.  On passa outre et on attendit la délivrance du message.

Il était simple : il existait un moyen de gagner à tout coup de grosses sommes en bourse. Le secret naturellement était bien gardé, mais la société Machin et Machin, bien connue sur la place depuis 150 ans, se devait d’en informer la future élite de la nation.  C’était en 1968, une année où on a beaucoup cru au père Noël chez les étudiants.

La martingale avait des airs techniques avancés.  Tout tournait autour d’une mécanique  réservée aux experts de la bourse, les options.  Grâce aux options il était possible de battre la bourse à tout coup et d’engranger des gains formidables pratiquement sans risque et sans capital initial.  Le tableau se couvrit soudain de mille équations, simulations et exemples qui montraient qu’en effet des gains phénoménaux avaient été faits dans le passé.

Il suffisait de se pencher et la fontaine de jouvence se mettrait à couler.  Si nous avions le moindre doute, nous n'avions qu'à nous faire conter l’histoire d’une certain Alfred Winslow  ou lire  l’article qu’il avait passé  dans un journal en 1966 expliquant aux Happy Few les raisons de son extraordinaire fortune.  

Il y eût des questions. Personne n’avait rien compris.  Une mathématique un peu complexe associée à un vocabulaire inconnu, cela séduit mais trouble un peu. Avec patience notre vendeur de vent s’expliqua sans expliquer, une activité qui demande du culot et du doigté.  Il conclut brillamment : je vous ai prouvé qu’il est impossible de perdre avec les options quand un spécialiste aguerri est aux commandes.  Une voix, une seule, s’éleva pour crier : « c’est impossible ».  Le raisonnement était peu scientifique mais empli de bon sens : « si une telle martingale existait, vous ne seriez pas là mais au caraïbes  en train de siroter des cocktails exotiques au milieu d’une nuée de jolies filles ».


Vue la tronche du conférencier, l’hypothèse était un peu aventurée.  Mais l’attaque était frontale et il fallait répondre. En vérité, ce brave garçon s’y attendait et avait la réponse toute prête : « Je ne vous reproche pas de ne pas y croire : toute cette affaire est complexe  et hautement technique. Mais je vous propose de créer un fonds et vous jugerez sur pièce ».  


Voilà comment fut créé le premier hedge fund  à la française : un fonds spécialement créé par des jeunes gens fortunés pour battre la bourse à tout coup grâce à des techniques sophistiquées.  Pendant quelques mois l’affaire fut belle : l’énorme  « levier » permit par les options  avait généré  des gains qui rapportés au capital investi étaient invraisemblables : le fonds avait vu sa valeur enfler de près de 125% en très peu de temps. 

Certains décidèrent alors qu’il était temps de doubler la mise.  Ce qui fut fait.   Dès l’été, « une malencontreuse conjonction de facteurs imprévisibles  jamais vus sur le marché »  fit s’écrouler le château de cartes.  Près de 50% de la valeur investie avait disparu en fumée.

Jurant mais un peu tard qu’on ne les y prendrait plus, les investisseurs en culottes courtes firent jouer leurs relations, qui étaient internationales et  puissantes. La vilaine société de bourse fut amenée à saisir son intérêt bien compris. Elle remboursa tout le monde rubis sur l’ongle.   Merci Papa, merci Maman ! 

Vingt ans plus tard, les aléas professionnels me firent redécouvrir les beautés du petit monde des options.  Un grand constructeur automobile cherchait un programme informatique adapté pour un de ses services les plus confidentiels. Il ne comptait qu’une personne !  Que faisait ce spécialiste confortablement installé à l’étage de direction ? Il offrait la contrepartie aux spéculateurs qui cherchaient des contrats d’option sur le titre du constructeur côté en bourse.  En gros, la société jouait avec ses propres titres pour assurer la liquidité du marché des options et animer son cours en bourse.  Il est vrai que c’était une des plus belles valeurs de la côte.

Nous voilà en train de dénouer tous les mystères des achats d’option d’achat, de vente d’option de vente et surtout, que le mot est beau et prometteur, des stellages.  Ce fut le premier logiciel informatique intégré de gestion des options.  Des tableaux instantanés permettaient de connaître toutes les « échelles » d’engagement. A tout moment  la position liquidative des sommes investies était calculée permettant de se couvrir au mieux. Pendant les années où nous assumâmes la maintenance du programme,  nous pûmes constater la parfaite régularité des bénéfices.

Et voilà que le spécialiste qui gérait  cette activité part à la retraite.  Son renom dans les sphères de la bourse était  haut. Il proposa à des particuliers de gérer un fond spécial où il continuerait à faire ce qu’il faisait depuis toujours  mais sur une échelle une peu plus grande et plus large.  Les candidats se précipitèrent.  Des sommes importantes furent levées.  Sollicité, je refusais malgré un léger titillement de la cupidité latente : j’avais déjà donné !   Et le ticket d’entrée n’était pas mince : 500.000 F de l’époque.

Arriva la crise boursière d’octobre 1987. Violente et soudaine elle mit en défaut toutes les prévisions et toutes les précautions.  Les investisseurs paniqués exigèrent le retour rapide de leurs fonds. Il fallut dénouer en catastrophe des positions un pêu aventurées avec des résultats en rapport.  Les pertes furent considérables : plus de 50% des sommes investies.  Le second hedge fund  à la française avait vécu.

 En 1993, après la crise très sévère qui  avait frappé le monde, des petits génies s’avisèrent à nouveau que les opérations traditionnelles en bourse, c’était pour les crétins.  Il fallait innover.  On réinventa les options en leur donnant toute la nouveauté d’un vocabulaire anglo saxon et la caution d’un prix Nobel d’économie.  C’était Wall Street et pas la coulisse de la bourse franchouillarde ; c’était des gens en costume cravate de grande classe façon Mac Namara : pas un grouillot alcoolique ; on parlait de techniques de « hedging » sophistiquées, pas d’options, encore moins de stellage.  Il ne s’agissait plus de poésie  mais de « big business ».  Les étudiants naïfs cédaient la place aux plus grosses banques mondiales.  On ne travaillerait plus  sous l’œil d’un fisc exigeant : à nous les paradis fiscaux les plus exotiques et les moins régulés.

Les hedge funds, jusqu’ici tapis comme des officines, prenaient le haut du pavé financier.  « Définition : un pool d’investisseurs fortunés cherche le profit maximum en prenant des risques maximum en utilisant l’effet de levier maximum ».  Naturellement  en utilisant des techniques qui sont présentées comme permettant de réduire les risques à presque rien !     Le même discours que nous avions entendu en 1968 ou dans la bouche de notre arbitragiste automobile.  

Rappelons qu’en anglais « hedging » veut dire « se protéger », « se couvrir ».  C’est quasiment un terme d’assurance.  Rien de plus rassurant.   Rappelons aussi que derrière tout le fatras des mots et des techniques, l’idée commune à tous les hedge funds est de prendre des positions  spéculatives  avec très peu de capital.

Les petits génies de la finance ne valaient guère mieux que notre douteux coulissier alcoolique  soixante-huitard.  Mais les sommes collectées furent proprement ahurissantes. Les gestionnaires de ces fonds ayant opportunément ajouté une commission sur les résultats à leurs honoraires de base, des fortunes hallucinantes  furent faites en quelques années.

Déjà, dans les années cinquante,  des précurseurs  avaient déjà  joué  aux Etats-Unis la même martingale. Ils avaient été balayés par les crises financières successives qui culminèrent en 73-74. Il aura  fallu attendre  la fin des années 90 pour voir renaître  les mêmes illusions.

On eut LTCM, un fond géré directement par un prix Nobel, le spécialiste des explosions douloureuses,  qui ne résista pas à un retournement imprévu : la crise dite des pays émergents  mit tout le monde dans le vent et les pertes furent telles qu’il fallut d’urgence appeler  « Dad & Mom »,  c'est-à-dire les autres banques et l’Etat pour renflouer tout le monde et éviter une crise systémique.   

La leçon ne fut évidemment pas tirée. Le succès du Tiger Fund, en  fut la raison principale : Jeffrey Vinik  avait commencé avec un fond de 800 millions de dollars en 1996. En octobre 2000 il se retire alors qu’il gère 4.2 Milliards de dollars et a produit un rendement de 645.8% !   Lui-même et ses  deux collaborateurs avaient gagné 1.7 milliards de dollars en « performance fees ».  Il pouvait aller cultiver son jardin des Hespérides !

Le désastre boursier de 2000-2002, après les hausses pharamineuses largement dues à l’action des hedge funds,  relayées par une double spéculation mondiale sur le dollar et les valeurs technologiques,  aurait du liquider tout cette organisation délirante.  

Mais non. Dès 2002 un livre sur les hedge funds révèle les nouvelles stratégies : « The major source of future growth for hedge funds  is the category of institutional investors,  pensions and benefit plans, endowments and foundations, insurance companies, bank and corporations”.

Il ne s’agit plus de gros investisseurs privés capables de spéculer avec une fraction de leurs richesses.  On vise Monsieur tout le monde via les banques et les assurances.   On vient de voir le résultat. Les CDS et autres CDO ne sont que des options déguisées avec des taux de leviers intenables.  C’est toute l’épargne du monde qui s’y est collée. Les grands de Wall Street en ont un moment tiré des bénéfices monstrueux distribués aux dirigeants sous forme de bonus qui auraient laissé Vinik sans voix.  

L’explosion  en mille morceaux  de toute l’affaire s’achève. L’ennui c’est qu’il n’y a plus de « Papa Maman ». Même les grands  Etats et leur mobilisation de milliards de milliards n’y peuvent mais.      Il faut « refondre » le capitalisme, annonce-t-on. Mais il l’est  déjà,  fondu.  

Hedge-fondu, devrait-on dire.

Didier Dufau
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Commentaire
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