Martin Wolf, John Kay et le concept de « banques étroites »
Nous, au cercle des économistes e-toile, on aime bien Martin Wolf depuis sa conversion. Il permet désormais de faire entendre au monde anglo-saxon des idées qui pendant longtemps ont été estampillées « continentales » et régressives dans les milieux financiers alignés sur Wall Street.
« Qui peut croire que le système financier qui émerge de la crise soit plus sûr que celui qui s'y est précipité ? Peu de gens, assurément. Dès lors, comment peut-on remédier à cette situation désastreuse ? Ce qui a entraîné le monde dans la crise, c'est, nous le savons maintenant, un secteur financier mal géré, irresponsable, fortement concentré et sous-capitalisé, miné par les conflits d'intérêts et bénéficiant de garanties publiques implicites. Ce qui en émerge est un secteur financier un peu mieux capitalisé, mais encore plus concentré et bénéficiant de garanties publiques explicites. Ce n'est pas un progrès : cela signifie que nous connaîtrons dans les années à venir de nouvelles crises, plus nombreuses et plus graves. »
Rien à dire sur ce développement impeccable. Nous l’avons traité dans au moins dix articles.
Il va alors chercher un rapport de John Kay, économiste et professeur à la London School of Economics, qui propose dans un texte publié le 15 septembre par le Centre for the Study of Financial Innovation (CSFI), un centre de recherche privé basé à Londres, la création de banques plus petites, les « narrow banks » (qui n’auraient donc plus d’importance systémique et ne seraient plus too big to fail)) disjointes des banques de dépôts rendues, elles, absolument sûres non pas par la garantie publique mais par la solidité de leurs actifs.
« M. Kay pense qu'il faut scinder le système bancaire en deux parties : un "service public" et un "casino". La grande idée est que les dépôts garantis devraient être adossés à des "actifs liquides absolument sûrs" - ce qu'on appelle le coefficient de réserve à 100 %, d'ailleurs envisagé par les économistes de l'école autrichienne. »
Il faut savoir que les économistes de l’école autrichienne avaient été traumatisés par l’hyperinflation du début des années 20 et avaient réfléchi à la faillite du kredit Anstalt, le Lehman-brothers de leur époque. Depuis la création monétaire débridée n’avait plus la cote avec eux. Le keynésianisme a ensuite emporté tout et enfoui leur contribution.
Nous avons développé dans notre article sur « la notion de banque de paiement » une vue proche mais un peu plus radicale que celle de Kay. Dans la pratique le résultat est (presque) le même. Les dépôts restent des prêts aux banques dans le système Kay mais ils ne peuvent être employés qu’à des ressources 100% sûres. Il n’y a plus de risque sur les dépôts et donc de possibilité de paniques. Nous préférons notre solution car la notion d’actif 100% sûr est une vue de l’esprit.
Comme pour notre solution celle de Kay se heurte à une difficulté de mise en œuvre : on s’écarte tellement des schémas existants que la radicalité de la solution fait peur. « La première objection que l'on pourrait lui opposer est que sa suggestion provoquerait un profond bouleversement du monde de la finance » écrit martin Wolf, tout en ajoutant avec courage que cet argument ne doit pas arrêter les autorités.
Et comme pour notre solution la principale difficulté est de déterminer si on ne repousse pas le problème un peu plus loin. Un ensemble de petits casinos est-il moins risqué qu’un petit nombre de très grands casinos ? La réponse étant évidemment non, on aboutit à la même règle inévitable : les ressources des banques doivent être de même longueurs que leurs prêts. On retrouve toutes les propositions de Maurice Allais qui malheureusement n’est pas cité (une vieille habitude des économistes de sa Gracieuse Majesté).
Comme nous Kay aboutit à la conclusion que : « des entités de trading existeraient, mais elles devraient se financer en ressources propres ». L’anomalie monstrueuse actuelle qui permet à des banques « universelles » de spéculer à court terme avec l’argent des déposants serait supprimée. Ces spéculations doivent se faire sur fond propre, qui peut le nier ? L’affaire Kerviel et les spéculations ratées des caisses d’Epargne ont tout de même été assez démonstratives !
Et comme nous Kay aboutit au constat qu’il faut interdire certaines pratiques ou l’encadrer fortement. Le « shadow banking » a développé des méthodes dont il faut évidemment faire l’évaluation et pour certaines d’entre elles l’interdiction est à envisager.
« Laurence Kotlikoff, de l'université de Boston, et Edward Leamer, de l'université de Californie à Los Angeles, comptent parmi ceux qui ont proposé de telles idées radicales ». On est bien content. Cela prouve que même aux Etats unis ces idées cheminent.
Nous ne pouvons qu’être d’accord avec la conclusion de Martin Wolf :
« Le point primordial est que le stade où nous en sommes aujourd'hui est intolérable. Les concentrations actuelles de richesse et de pouvoir garantis par l'Etat doivent absolument disparaître. A présent, la thèse officielle est qu'une régulation plus stricte, notamment le relèvement des exigences en matière de capitaux propres, peut contenir ces dangers. Il est pourtant probable que cela échouera… On ne peut pas rejeter toute idée de réforme radicale. Celle-ci demeure latente. »
Evidemment cet article laisse dans l’ombre nombre de questions clé. La plus importante est de savoir pourquoi le système permet l’existence d’activités bancaires de casino. Ceux de nos lecteurs fidèles savent la réponse que nous apportons : les changes flottants ont à la fois permis et rendu attractifs la spéculation à court terme de masse. Cette activité commence dès 1975 et prend de l’ampleur avec les mesures de désectorisation du monde bancaire. Les dépôts sont alors mis à la disposition de la spéculation sur les monnaies et les taux d’intérêt. Les mouvements financiers prennent le pas sur les mouvements commerciaux.
On voit que les risques actuels d’effondrement du dollar remettent au premier plan la question monétaire qui est « latente » comme dirait M. Wolf depuis le début de la crise.
Nos thèses que certains auraient pu croire aventurées, bizarres, hors sujet, prennent leur vrai sens au fur et à mesure que la crise s’approfondit et qu’on s’aperçoit qu’en fait, à ce jour, on n’a pris aucune mesure sérieuse pour éviter que cela ne recommence sans trop savoir comment on va sortir des conséquences des mesures d’urgence pleines de facilité que l’on a prise.
Le G.20 a constamment évacué la question monétaire et les politiques ont constamment évacué la question de la restructuration en profondeur du secteur bancaire et financier. Tout ce qui a été entrepris sur les normes comptables, les bonus, les agences de notations est cosmétique et sans grande importance.
Admettre que l’on s’est fourvoyé en groupe pendant près de quarante ans, c'est-à-dire depuis l’instauration des changes flottants et du décloisonnement des banques, est une potion dure à avaler.
Elle était belle l’idée de Milton Friedman d’un monde de liberté où des banques livrées à elles mêmes orientaient de façon optimale les ressources vers les endroits où on en avait le plus besoin, où les taux d’intérêt et les changes convergeaient harmonieusement, où la liberté du commerce s’accompagnait de la liberté totale des mouvements de capitaux. Comme le socialisme, une autre belle idée, « cela ne marche pas ». En tout cas pas comme prévu.
Félicitons la presse anglaise qui n'hésite pas à publier des textes économiques en apparence hétérodoxes et la liberté de certains "columnists" qui n'hésitent pas à bruler ce qu'ils avaient adorés et stigmatisons la presse française qui les publie sans jamais faire eux même le même travail avec leurs ressources nationales. L'effacement économique français dans la sphère médiatique est grotesque et même infamant quand on pense à la qualité de la tradition française.
Didier Dufau pour le cercle des économistes E-toile.
Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef, aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants, explications sur le retard français, analyses de la langueur de l'Europe, réalités de la mondialisation, les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable. Association loi 1901 |
Je suis avec intérêts votre site depuis peu et me réjouis d'y trouver autre chose que des tirades démagogiques à l'encontre des traders. Même si je suis plutôt d'accord avec votre vision, j'ai l'impression qu'un aspect important n'est pas traité (ou peut être n'ai je pas vu l'article) qui est celui des déséquilibres salariaux. Par ce que finalement, même si les banques ont commis énormément d’erreurs, si le système financier est à revoir dans tous ses aspects, on devrait également s’interroger sur la raison pour laquelle les populations (américaines et européennes) ont tellement eu recours au crédit depuis 10 ans. Une thèse intéressante (lue sur un autre blog d’économiste) ne serait elle pas de faire le lien avec la stagnation des salaires moyens réels, elle-même sans doute liée aux mouvement de délocalisations qui mettent en compétitions des systèmes (pays) sociaux totalement différents, mettant une forte pression sur les salaires dans les pays dotés de systèmes de protection sociale étendus et donc cher. Cette baisse des salaires ayant été partiellement compensée par un recours accrus au crédit afin de permettre à la majorité de maintenir son niveau de vie ? Cette tendance favorisée par les taux bas qui ont entrainés un énorme flux de liquidités dans les marchés. La meilleure garantie de stabilité ne serait pas de permettre à chacun de gagner suffisamment pour vivre décemment sans recours excessif au crédit. J’espère avoir l’occasion de vous lire à ce propos.
Notre théorie est que le système de change a permis une double spirale de crédits qui a fini par créer un surendettement global extrême et intenable et des pyramides spéculatives qui ne pouvaient qu'éclater. Les intérêts étaient devenus tels qu'ils menaçaient de capter l'essentiel du surcroit de richesses de la croissance. C'est l'explication majeure du changement de balance entre salaires et revenu du capital. Si on ajoute que l'endettement immobilier long du consommateur a un effet sur sa consommation (il rembourse son appartement au lieu de consommer) on a une pression sur l'activité productive. Reste alors à faire intervenir la sous évaluation massive du Yuan pour comprendre que la production par exemple en France se trouvait privée de ressources pour augmenter massivement les salaires. Les dirigeants et les cadres supérieurs ont récupéré des gains en capital par le mécanisme que nous dénonçons depuis toujours comme un vol pur et simple : les stocks options. Pas les salariés.
Mais tout cela était fictif. Le dollar en or a été dévalué depuis 1971 de 97% ! Une bonne partie des gains en capital étaient fictifs et ne correspondaient qu'à un effet monétaire. Le système s'est effondré sur lui même. Mais la cause principale n'est pas dans le déséquilibre salaire-revenu du capital, il est dans la frénésie d'endettement à des niveaux intenables et dans l'économie casino généralisée imposée par les changes flottants. Si l'on met fin à la sous évaluation du Yuan et au rôle excessif du dollar, dans un système de changes fixes mais coordonnés, si on réduit l'endettement global à une niveau raisonnable (quitte à ruiner une partie des créanciers) on verra que la "création de valeur" n'est possible que par la production et les salaires se rééquilibreront d'eux mêmes.
Il est à noter qu'en France un petit salarié est l'objet d'un prélèvement de 55 à 60% de sa valeur ajoutée brute, un cadre moyen de 60 à 70 et un cadre supérieur ou un entrepreneur de 80%. Avec l'ISF un grand nombre tous impôts confondus dépassent 100%. On ne peut donc aller plus loin dans la redistribution.
La question de l'évolution du salaire est aussi à lier à la question des gratuités : santé, éducation, etc. Plus il y a de gratuité plus le revenu disponible augmente, même si les salaires sont stables.
L'analyse par les salaires n'est donc opérationnelle ni pour le diagnostic de la crise ni pour la fourniture de solution.
DD
Mais le problème avec la vérité comme chacun sait, c'est que tout le monde croit la détenir alors qu'il n'en détient qu'un morceau...( façon puzzle ).
Et j'ai entendu tellement de personnes disserter dans le vide au sujet de cette crise que j'ai du mal à croire que cela puisse être LA solution...
Mais soit, je dois avouer quand même qu'il m'est bien tentant de vous suivre,
pensant que vous tenez effectivement le bon bout...
Pour finir, si je peux me permettre d'apporter un éclairage particulier à votre théorie limpide de causes à effets et pour revenir sur un terrain "plus humaniste", il faut bien dire pour être tout à fait honnête, que l'égoïsme est bien la cause première de ces satanés changes flottants et que l'avidité a fait le reste...et que connaissant l' Homme, il me paraît bien plus réaliste de corriger les changes flottants que le reste...
@+
DD