Taxe Tobin : la position du Cercle des économistes e-toile
Cela fait dix ans que nous nous exprimons publiquement sur la taxe Tobin et nous n'avons en rien varié sur le sujet. Notre position se définit ainsi :
1. Nous avons la plus grande estime pour Tobin qui était un économiste très fin, toujours articulé dans ses raisonnements, et avec qui nous avons correspondu lors de la rédaction de notre thèse de doctorat à la fin des années soixante. Mais sa pensée a été détournée, d'abord par les ONG soucieuses de se voir doter de fonds indépendants des Etats, puis par les réseaux communistes métamorphosés en "altermondialistes", puis aujourd'hui par les Etats en quête de nouvelles ressources fiscales dont le prélèvement serait indolore. Nous n'avons cessé de montrer l'imposture de ces détournements. Il est lamentable de voir une question technique difficile transformée en n'importe quoi politique par des gens qui ne comprennent même pas ce dont ils parlent. Pas eux ! Pas ça !
Le succès de la taxe Tobin n'a rien à voir aujourd'hui avec la préoccupation de Tobin. Il s'agit simplement de taxer pour taxer. La "finance" étant chargée de la responsabilité de la crise sur une base comportementale, elle offre le prétexte à une "sanction" fiscale. Tout est faux dans le décor dans lequel on se meut dans les media lorsqu'on parle de la taxe Tobin. L'ignorance crasse et l'hypocrisie y règnent en maîtresses exigeantes.
Sous prétexte que le sujet est "technique" on se croit justifié de ne rien expliquer. Et du coup on écrit n'importe quoi sans aucune pudeur. Cela sombre souvent dans le burlesque : il suffit de lire les variations du simple au centuple sur le taux de la taxe ou sur celui des sommes qu'elle permettrait de récolter pour constater qu'on n'est pas dans la réflexion mais dans le délire de sots intéressés spéculant sur l'ignorance des masses.
2. La principale erreur est de considérer que Tobin avait en vue le financement des ONG et qu'il avait trouvé le moyen de fournir beaucoup d'argent avec un impôt minuscule. Tobin voulait mettre en place un marteau pilon pour écraser tout espoir de gains spéculatifs sur des marchés de capitaux devenus totalement libres. La taxe Tobin n'est pas une "plume" duveteuse que l'on peut arracher du dos de la finance mondiale sans conséquence. C'est un système extrêmement contraignant qui interdit dans la pratique toute spéculation à court terme.
3. Le problème qui pousse Tobin à proposer son système, au début des années 70, est l'instabilité probable liée aux changes flottants. Ce débat fondamental est toujours esquivé par ceux qui parlent de la taxe Tobin. S'il fallait en plus s'embarquer dans une discussion technique sur les changes flottants, où irait-on ? La vraie question pour Tobin est : que faut-il faire pour éviter que les changes flottants ne deviennent une catastrophe ? Cette question n'a jamais été posée dans la presse et les milieux politico administratifs. Et généralement esquivée dans les instances économiques et financières internationales. C'est comme cela qu'on a quitté "les trente glorieuses" pour entrer dans un cycle de crises financières à répétition, d'économie casino, avec ses neuvaines catastrophiques.
4. Discuter de la taxe Tobin revient donc à traiter la question du système monétaire international. Faut-il laisser les changes flottants entraîner leurs conséquences maléfiques sans rien faire ? C'est ce qui a été fait depuis 1971 sans aucune discussion nulle part. Les changes flottants sont un tabou et il est de ceux qu'il est pratiquement impossible de lever.
Ou faut-il supprimer les changes flottants et revenir à un système de changes fixes et ajustables ?
Ou faut-il conserver les changes flottants mais avec des béquilles comme la taxe Tobin qui interdit de fait les mouvements spéculatifs à court terme ?
Juger la taxe Tobin c'est d'abord répondre à ces trois questions fondamentales, ce que personne ne fait.
Encore faudrait-il que la question soit posée. Elle ne l'est jamais. Au contraire les difficultés sont niées là même où elles devraient être traitées avec le plus grand soin. N'oublions pas que le FMI par la voix de son économiste en chef considérait à la fin des années 90 que les crises économiques étaient de plus en plus rares et de moins en moins graves et que les banquiers centraux comme Greenspan et son adjoint Bernanke professaient que les instruments complexes mis en place pour faire face à la volatilité des changes et de l'ensemble du monde financier étaient formidables.
5. Le Cercle des économiste e-toile est pratiquement le seul lieu où la nocivité constitutionnelle des changes flottants est régulièrement dénoncée. Naturellement nous avons notre solution de préférence : le retour à un système de changes fixes et ajustables dans le cadre d'une institution mondiale égalitaire qui fait disparaître les privilèges des Etats-Unis et du Dollar et de la promotion d'un cadre règlementaire qui interdit les déséquilibres durables de balances de paiement.
Nous pensons que la doctrine qui veut que des zones monétaires gérées par des banquiers centraux avec comme seul objectif la stabilité des prix et dont le cours des devises respectives s'ajusterait par le seul jeu des forces du marché, est fausse et a produit depuis 40 ans les pires ennuis.
Dans ces conditions nous ne sommes pas des supporters de la taxe Tobin qui est un expédient pour tenter de rendre tolérable l'intolérable.
Nous pensons que les Etats doivent être responsables à la fois de leur niveau de prix, de leur niveau de chômage et des équilibres extérieurs. Les trois vont ensemble. Cette responsabilité globale doit s'exercer dans le cadre d'une coopération internationale étroite.
Croire que les prix sont de la responsabilité de la banque centrale, le chômage de l'Etat et les changes des marchés financiers internationaux, c'est à dire croire à notre organisation actuelle, est pour nous un article de foi, genre charbonnier, sans aucune justification rationnelle. Les conséquences sont désastreuses depuis le début et n'ont jamais cessé de l'être.
L'irresponsabilité des Etats est si confortable qu'il ne faut espérer aucun changement. Les Etats unis ont cru que le "benign neglect" serait sans conséquence. Ils se sont trompés. Mais ils croient encore que le maintien du système vaut mieux que son abandon. La Chine pratique un dumping monétaire effrayant mais tout le monde fait semblant de croire que ce sont les marchés qui imposent le cours du Yuan. L'Europe... Quelle Europe ?
5. On peut considérer que la vraie solution est impossible à mettre en œuvre en l'état des mentalités et des rapports de force. Le pragmatisme ne conduit-il pas à chercher des solutions de fortune, sachant que celles que la rigueur de la réflexion suggère sont impossibles à imposer ? C'était bien la position de Tobin. Laissons les changes flotter, laissons les déséquilibres enfler, mais au moins bloquons les crises artificielles de change liées à des mouvements de capitaux à court terme. On stabilisera les changes et du coup on "refroidira" les mouvements browniens de la finance avec leurs effets perturbants. Les banques centrales verront leur tâche simplifiée. Les chocs endogènes seront réduits. Le système sera moins mauvais.
La taxe Tobin est donc par nature un renoncement, un pis aller. En un mot un expédient. Au nom du réalisme et du pragmatisme. "Après tout", disait Tobin, "voyons ce que cela donne avec ma taxe. Si on a la stabilité des changes avec la liberté totale des mouvements financiers, sachant que les banques centrales contrôlent les prix, ce ne sera déjà pas si mal" .
6. Faut-il donc, faute de mieux, soutenir par pragmatisme l'expédient Tobin ? Les principaux opposants étaient les banques : elles gagnent des fortunes en spéculant sur les monnaies et les taux d'intérêt à travers le monde ; elles ont tout à gagner à fournir des services visant à se prémunir contre les risques de change ou les variations de taux. La taxe Tobin, sous réserve des modalités, peut en effet assécher ces sources de gains faciles. Les banques étant dans un rapport de force défavorable par rapport aux Etats, il est en effet possible que la faisabilité d'une taxe Tobin n'ait jamais été plus grande. Encore faudrait-il que la question monétaire soit mise en première place et qu'on mette bien les Etats en face de leur responsabilité dans l'organisation financière du monde.
C'est loin d'être le cas. La taxe Tobin est envisagée pour financer l'écologie, la santé publique, le tiers monde, pas comme moyen de réorganisation du système financier mondial. Les Etats qui la proposent ne sont intéressés que par les possibilités fiscales nouvelles ; les ONG que pour les ressources internationalisées nouvelles. La question fiscale a cancérisée la question économique.
7. En l'état, la meilleure chose que peut faire un cercle de réflexion économique est :
- De dénoncer le système monétaire international actuel dont la perversité est avérée de façon DEFINITIVE.
- D'orienter la réflexion internationale vers des solutions de fond et non des expédients.
- De ridiculiser le détournement de la taxe Tobin par les ONG cupides et les Etats rapaces.
C'est ce que nous continuerons à faire.
Didier Dufau pour le Cercle des économiste E-toile
Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef, aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants, explications sur le retard français, analyses de la langueur de l'Europe, réalités de la mondialisation, les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable. Association loi 1901 |
Très amicalement.
Fred
La discussion de fond est compliquée tant qu'on n'aborde pas les modalités. Tobin lui même avait bien compris que selon le détail de l'application sa proposition pouvait être une catastrophe. Pour simplifier notre idée est la suivante :
- la taxe ne supprime pas le défaut majeur du système qui est l'instabilité foncière des changes flottants (qui n'ont aucun mécanisme régulateur) et la création des fameuses doubles pyramides de crédits dénoncées dès 1930.
- Pour utiliser une image, nous gardons la passerelle en caoutchouc mais on installe un péage à l'entrée pour y réduire la circulation.
- L'ennui c'est que la circulation est absolument nécessaire.
On a construit ainsi le prototype de l'expédient qui ne règle rien mais ralentit les catastrophes au détriment de l'activité saine et normale.
Lorsque j'en avais parlé avec Tobin (quarante ans déjà) je lui avais dis ; que faites vous si le carrefour est dangereux ? Changer le carrefour ou mettre un feu orange ? Sa réponse : si vous avez le poids politique, changer le carrefour. Mais si vous ne l'avez pas, un feu de circulation vaut toujours mieux que rien.
Quarante ans plus tard il me semble que si on a le poids politique de mettre en oeuvre la Taxe Tobin on a aussi celui de réformer au fond le système monétaire international.
Ce que nous ne voyions pas à l'époque c'est l'énorme poids des ONG s'associant à la cupidité traditionnelle des Etats. C'est le goût de l'argent facile qui conduit les discussions sur la taxe Tobin, pas la compréhension du caractère définitivement néfaste des changes flottants ni la volonté de le réformer.
Du coup la taxe Tobin devient une machine infernale contre les réformes nécessaires.
Tobin a très bien vu le détournement de sa pensée par les ONG (Attac n'estqu'un épiphénomène). Sa réaction : pas eux, pas ça ! Et il pensait que l'argent du péage serait donné au FMI, pas au ONG.
Je crois que s'il était encore vivant on tomberait d'accord pour dire quelque chose comme : décidément, il faut réformer le système monétaire international et chasser les cupides de l'entrée du temple monétaire international !
DD
Issu de la PQN du jour.
Bravode dire très en avance (2009) ce que tout le monde constatera 5 ans après !