Psychologie de la crise
Pour celui qui a vécu toutes les grandes crises de l’après guerre, une évidence s’impose : on oublie radicalement l’état d’esprit dans lequel on était juste avant qu’elles ne se déclenchent tout autant que son évolution au cours de leur déroulement. Progressivement on reconstruit les évènements et on perd le souvenir de la manière dont soi-même et plus généralement l’opinion ont vécu la période. Aucune analyse économique rétrospective n’est vraiment à même de reconstituer l’évolution de ces sentiments fugaces.
Peut-être est-il bon six mois après le déclenchement de la catastrophe économique en cours de fixer quelques grands mouvements de l’âme collective avant qu’ils ne s’effacent ?
On l’a généralement oublié mais en juin-juillet 2008 le sentiment de l’imminence d’une crise économique est généralement absent. Ceux qui comme nous alertons sur la gravité et la proximité d’un chaos monétaire grave sont considérés comme des Cassandre. Il est vrai que le premier semestre a vu une bouffée de hausses spéculatives absolument gigantesques que la majorité des commentateurs mettent sur le compte d’une croissance échevelée et ne voient pas comme le dérèglement ultime de la finance mondiale. On voit une Chine triomphante collectant partout les réserves mondiales de matières premières et au premier chef de pétrole, comme les terrains agricoles. On s’inquiète de l’arrogance des fonds souverains.
On voit le pétrole si haut que les pays agricoles se convertissent à la production d’éthanol, affamant le monde sous développé. On parle écologie, déséquilibres définitifs, etc. La BCE hausse ses taux pour « éviter les risques de l’inflation ». Les craquements bancaires sont vus comme des incidents techniques sans grande importance. L’accident sur le marché des subprimes et le blocage du marché interbancaire est déjà loin : un an ; une éternité.
Certains se complaisent à voir une bonne évolution dans les cours du marché de la monnaie au jour le jour. Les banques se lâchent totalement sur le front de la gestion de fortune : les pires décisions de placement seront prises pendant le premier semestre 2008. La BNP fait acheter des actions de banques dont la sienne en juillet 2008 ! On n’est jamais mieux servi que par les clients qui ont confié un mandat ! Une sotte de la même société crie à tout va dans les médias son enthousiasme pour le Brésil et le Real : l’agriculture du pays est devenu de l’or et avec elle la monnaie ! Des fonds agricoles hyper spéculatifs sont inclus dans les contrats d’assurances-vie : les « commodities" sont en plein boom, il s’agit d’en profiter ! Rouffio pourra refaire dix films comme son « Sucre ».
FT.com lance la question sur son site internet : va-t-on réellement vers une récession imminente ? C’est que les Cassandre commencent à crier fort. Nous répondons aussitôt OUI et que la récession sera très forte. Mais personne n’y croit vraiment. « Il y tellement de liquidités que les marchés ne peuvent pas baisser » dit un crétin sur une chaîne de la TNT française lors de l’un de ces inénarrables faux débats économiques où s’affrontent des clowns à étiquette « libérale » ou « socialiste ». Partout la presse minimise le potentiel de crise. Il faut être responsable !
En France début juillet les débats portent sur le pétrole inéluctablement à 200 dollars (le député Cochet) dans les semaines à venir et sur les famines dans le tiers monde qui exigeraient une intervention immédiate. Nous contestons cette erreur d’optique et là-dessus le cours du pétrole s’effondre encore plus vite que ce nous imaginions et cela dès le lendemain de notre billet sur ce blog !
Cela n’empêche pas que la rentrée de septembre soit entièrement consacrée au « Grenelle de l’environnement », à la multiplication des taxes, au RSA et son 1.5 milliards d’impôt sur l’épargne, et à un projet de budget totalement grotesque. La France a de l’argent ; elle peut entrer dans un cycle écologique malthusien, un cycle social dépensier et un cycle fiscal coercitif. Delanoë annonce sa hausse de 100% de la taxe foncière à Paris sur deux ans. « Et je ne m’excuse pas !» pérore-t-il, ajoutant l’ignominie à l’aveuglement.
Quand au début septembre nous évoquons la crise prochaine avec nos amis entrepreneurs la réponse est unanime : « Tout va très bien ; tu as annoncé la crise pour la rentrée et on ne la voit pas du tout » ! Nous serions-nous trompés ?
Et la catastrophe arrive. En deux jours le monde se réveille avec la plus grosse crise bancaire depuis 1929 ! Toutes les banques et assurances américaines sont en faillite virtuelle après l’annonce de celle, réelle, de Lehman Brothers. Les craquements qu’auront été le rachat en urgence et à bas prix de Bear-Stearns et la ruée sur Northern Rock n’ont pas été compris comme les signes avant coureur d’une explosion globale de la finance américaine. Dès le lendemain de l’annonce de la faillite de Lehman-Brothers c’est AIG et Fanny Mae et Freddy Mac qui viennent au guichet fédéral avec des demandes astronomiques.
Les Français écoutent les nouvelles en cette fin de mois de septembre sans trop y croire. Pour eux il fait toujours beau. Cela ne les concerne pas. Ils sont au balcon et regarde au loin les flots déchaînés. Bien sûr les bourses se sont effondrées. Mais elles l’ont déjà fait en 1992 et en 2000. On sait qu’après cela remonte. Alors on ne bouge pas. C’est un peu comme si il y avait eu un tremblement de terre au fin fond de l’Iran. Triste, mais enfin … C’est l’époque où l’on parle encore de l’Europe préservée sauf évidemment les fous qui ont tout misé sur l’immobilier comme l’Espagne et le RU, ou sur la finance mondiale comme l’Islande.
La panique ne commence vraiment que début octobre. Et si nos dépôts étaient en danger ? Car l’évidence s’impose : toutes les banques partout sont en quasi faillite. Et l’Irlande vient de garantir sans limite ses dépôts provoquant une ruée vers la sécurité en provenance de toute l’Europe. Un épisode cocasse : dans une poste du XIVème arrondissement de Paris un client énervé exige immédiatement le versement en liquide du contenu de ses comptes. Il s’agit de plusieurs centaines de milliers d’Euros. Le guichetier annonce qu’il faut un transport de la Brinks pour des raisons de sécurité. L’autre ne veut rien entendre. Le ton monte !
La presse commence (tout doucement) à prendre la dimension de l’évènement pui se lance dans un rattrapage échevelé. Pendant trois mois ce ne sera qu’une course à qui dira plus noir que l’autre, les habituels commentateurs économiques qui n’avaient rien dit jusque là se découvrant des qualités de rétro prévisionnistes fort opportunes. « On l’avait bien dit ; cela ne pouvait pas durer comme cela » ; Tu parles !
Les habituels polygraphes opportunistes y vont de leur livre « prémonitoire ». Après avoir nié qu’il pourrait y avoir crise, voilà que la crise était évidente. Dès novembre on constate les effets de la crise sur les restaurants, les coiffeurs, les sociétés d’intérim, l’automobile, les marchands de biens durables, les vendeurs de téléphone portable, le tourisme. Les banques ont dramatiquement resserré leurs conditions de crédit et arrêté les découverts. Crédit et mort en même temps que la confiance. Ce n’est pas la crise américaine qui provoque les premiers blocages mais la peur ! L’orchestration du nouveau Bretton Woods bidon de Washington n’a fait qu’amplifier les anticipations négatives.
La presse comme un seul homme se trompe de crise. Elle passe en revue, avec le retard habituel, les erreurs de la finance américaine et ne parle que d’une « crise des subprimes». C’est sans doute le nom qui restera dans l’histoire pour caractériser la période. Mais comme d’habitude il sera inapproprié. Car personne ne voit que c’est l’ensemble du commerce mondial qui s’est arrêté et que les désordres monétaires aggravent encore la situation. Tous les gagnants de la mondialisation heureuse sont à l’arrêt. Il faudra trois mois de plus pour que les médias s’en rendent compte et encore plus pour l’opinion.
Une anecdote : lors d’un tournoi de golf près de Valence, le jour du printemps, les participants s’étonnent des files de bateaux qui sont à l’ancre en mer. Pratiquement tous croient qu’ils attendent pour décharger. Alors qu’ils sont à l’arrêt faute de chargement comme en Grèce près du Pirée où des dizaines d’énormes transporteurs sont bloqués depuis l’été. Les quais de chargement des porte-conteneurs en Chine sont également quasiment à l’arrêt.
Il faudra les premières informations sur le dernier trimestre 2008 pour que l’on commence à prendre la mesure d’une catastrophe économique qui n’est ni simplement financière ni simplement américaine.
Curieusement dès février un courant d’opinion se fait jour qui finit par avoir son débouché dans les médias : vous aggravez la crise avec vos annonces pessimistes. Les messages commencent à s’accumuler contre les oiseaux de malheur et ceux qui aggravent la crise par leurs analyses débilitantes. Quelques indications peuvent en être vues hors des journaux : jamais il n’y a tant de vacanciers à la neige. Il faut dire qu’elle est enfin abondante. Les commerçants commencent à réagir aux propos des marchands de pessimismes. "Il n’y a pas de crise seulement des gens apeurés. Alors cessez de faire peur !"
Cette évolution de l’opinion trouvera son aboutissement avec la nouvelle réunion du G.20 à Londres qui d’un point de vue technique sera une opération nullissime et mais qui donnera l’occasion d’un festival d’optimisme convenu dans la presse, festival qui dure encore avec toute la campagne sur « les signes de reprise qui s’amoncellent ». Chacun y va de son couplet. J. Marseille souligne dans le Point combien la période précédente avait été florissante (en omettant qu’elle ne l’a pas été en France où la croissance pendant la période de vaches grasses s’est traînée entre 2 et 3%). La bourse remonte (pour le CAC, on a repassé le niveau « psychologique » des 3000 points qui net de l’inflation doit nous ramener autour de 1970). Les résultats des banques sont meilleurs. Certains voient même le Baltic index reprendre alors qu’il baisse après un tout petit rebond.
En vérité le premier trimestre quand les chiffres seront connus montrera une des baisses les plus fortes de toute l’histoire économique de l’après guerre. Mais l’opinion n’en veut plus de la crise. Elle souhaite que l’on frappe quelques boucs émissaires. Et qu’on en finisse avec cette crise qui devrait rester virtuelle et ne devrait pas les toucher. La presse surenchérit dans le mouvement. Rappelons-nous de l’affaire Vuillemin : d’abord la mère courage durement frappée par un drame insupportable ; puis la mère inculpée dont « tous les signes de culpabilité étaient là et on ne voulait pas les voir ». Puis la mère innocente enfin rendue à l’amour de ses proches. Le cycle de l’émotion est à la base des bonnes ventes.
Il n’y avait pas de crise. Puis il y avait une crise horrible. Puis il n’y a plus de crise.
Il n’y a pas que l’économie qui soit cyclique !
Evidemment tout cela n’a qu’un rapport lointain avec les réalités.
Didier Dufau pour le Cercle des Economistes E-toile.
Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef, aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants, explications sur le retard français, analyses de la langueur de l'Europe, réalités de la mondialisation, les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable. Association loi 1901 |
Sachant qu'ils crient tous à la reprise, cela traduit surtout un désir : que cette crise passe et qu'on n'en fasse tout un plat.
Sylvain