Sortir de la crise de 1973-2010 ?

La crise de 1974 est en quelque sorte la « mère de toutes les crises », la matrice et le modèle de toutes celles qui suivront.  Elle marque une rupture entre deux mondes : celui de l’après guerre nourri par la réaction contre les épreuves de la crise de 1929 et le notre, marqué par le triomphe de la finance et le retour aux idées malthusiennes.

Comme toujours on a donné un mauvais nom à la crise.  On l’a appelé « crise du pétrole », parce qu’à cette occasion les pays du cartel ont multiplié les prix du brut.  En fait c’était la première crise des changes flottants.  Le dollar n’était plus convertible en or depuis l’été 1971 mais en 73 les Etats s’étaient accordés pour abandonner toutes perspectives de changes fixes et avaient opté pour les changes flottants.  Le résultat avait été un effondrement du dollar, une poussée inouïe de l’or et un désordre général.  Plus une jolie crise comme on n’en avait plus vue depuis 1929.

Les crises monétaires et financières allaient ensuite s’enchaîner sans interruption : crise de 81-82 Etats-Unis, crise de 91-93, crise de 2001-2002 et crise actuelle, avec quelques hoquets monétaires ou boursiers intermédiaires comme la crise de 1987, ou  celle de 1998.  La crise actuelle boucle en quelque sorte un cycle.  Avec elle se termine une génération de l’histoire économique.  Après elle s’ouvrira une autre page.  De la même façon  que la crise de 1974 avait marqué la fin de la génération des deux guerres.  L’histoire économique et politique de 1928  à 1970 est un épisode de l’histoire cohérent.  Avec pour la France une première phase en forme de désastre et une seconde en forme de miracle.  Les deux volets forment un tout.  La jeunesse meurtrie par les idées fausses qui avaient prévalues avant guerre sera bien décidée à se reprendre.  

On a oublié combien l’avant guerre avait été un désastre pour la France.  La France aura été la principale victime de la crise de 1929.  Qui le sait encore ? De 1929 à 1939 la production industrielle augmente de 20% en Angleterre, de 16% en Allemagne, de 10% dans l’ensemble du monde et diminue de 1% en Italie, de 11% aux États-Unis et de 24% en France.  La France première nation du monde en 1928 est déclassée en 45, non seulement par sa défaite militaire mais surtout par son effroyable gestion de la crise de 1929 qui lui aura coûté aussi cher que la guerre de 1914 !

Ces faits sont occultés aujourd’hui du fait de la glorification abusive du Front populaire. Le terrorisme intellectuel ne veut pas qu’une période qui a connu un tel  paradis puisse être globalement un désastre.  Mais à la Libération il n’y avait pas de doute. Il fallait balayer toutes les idées sottes qui nous avaient fait tant de mal.  La période fut productiviste, nataliste, immigrationniste, joyeuse et dynamique. Les cinq ingrédients du miracle.

Cette réaction s’effondre à partir de 1974.  On voit revenir toutes les sottises qui avaient fichu en l’air la prospérité Française : contestation de la société de consommation mais aussi de la société de production et du productivisme, retour d’un écologisme dont les anciens  n’ont aucun mal à repérer le profond pétainisme  ; contestation du natalisme  au nom des droits de la femme  et démantèlement du mariage ;  mise au pilori de la « bourgeoisie » et des patrons (affaire de Bruay en Artois et Lip) ; apparition d’un génération de chevaliers d’industrie, dépeceurs sans vision autre qu’à court terme et purement financière (Frères Willot, Bernard Tapie) ; capture de la société par les hauts fonctionnaires  et fiscalité prédatrice ; réduction du temps de travail calamiteuse. La France qui depuis la Libération rattrapait le revenu par tête des Etats-Unis cesse ce mouvement de rattrapage avec « le programme commun de gouvernement » et les 39 heures.

Elle, qui avait damné le pion au Royaume Uni se fait rattraper pendant le gouvernement Jospin, par la grâce des 35 heures.    De la même façon que les 40 heures avaient entraîné la perte de la France avant guerre.  Pour la France la boucle est bouclée.  La génération des soixante-huitards nous a remis dans le trou où nous étions tombés avant guerre.

A l’échelle mondiale c’est la même chose. La réaction à la crise de 1929  avait conduit à mettre en place un système de changes fixes parce que tout le monde avait bien vu que les désordres monétaires perpétuels initiés  par la grande inflation de dettes de la guerre de 1914  avaient été entretenus et amplifiés  par les systèmes monétaires plus ou moins foireux qui avaient suivi et les guerres monétaires à répétition.  La leçon avait été claire :   changes fixes et organisés.  Résultats : les trente glorieuses.  Là encore on allait assister au début des années 1970 à la perte de la mémoire durement acquise avant guerre et l’entrée dans le flottement généralisé.

Ce qui est drôle c’est de voir combien la crise actuelle ressemble à celle de 1974.  Nous avons Bernard Madoff, sa pyramide de Ponzi, ses 50 milliards de dollars envolés.  Il y avait à l’époque Bernard Cornfeld, ses villas réparties à travers le monde, son yacht, ses soirées  somptueuses en Suisse et à Beverly Hill,  son fond de placement IOS dont l’explosion mettra en difficultés des centaines de banques : vous pensez 1 milliards de dollars de pertes.   

 L’empire de Bernard Cornfeld a des ramifications dans tous les paradis fiscaux et réglementaires de la planète. Il a su, résume Newsweek en juin 1967 « implanter un fonds au Canada où il n’y a pas d’impôts sur les plus-values, le gérer aux Bahamas où l’impôt sur les bénéfices est nominal, déposer l’argent en Suisse où il n’existe pas de taxe sur les intérêts et conserver les titres eux-mêmes à Londres où la garde se fait en franchise. »

On parle aujourd’hui de dérégulation financière et de mondialisation incontrôlée de la finance.  Elle était déjà là en 1974, également dénoncée, de même que le secret bancaire. 

Admettons que Bernard 1 était plus flamboyant que Bernard  2: il a traversé toute la période entouré de voitures de luxes et de « bunnies » voire de prostituées  autrement plus affriolantes que les casquettes de Madoff.   Juifs  tous les deux ils montrent bien la différence des générations. Lorsqu’on est né  pauvre en Turquie juste après la guerre de 14  on savait vivre riche  et ouvert dans un monde sans frontière ! Les adolescents des années 50 eurent le succès nettement  moins pop et pour tout dire plus fermé et tristounet.      

Un livre comme celui d’Alvin Toffler, Eco Spasme,  écrit juste dans la foulée de la crise de 1974, montre bien les similitudes avec les réactions à la crise que nous connaissons aujourd’hui. La  première page de l’édition française chez Denoël porte dans un bandeau bien rouge  l’accroche : « Quand le monde devient fou comment revenir à la raison ? ».  

Le premier chapitre est nommé : « un monde casino ».  On y trouve cette amusante  observation : « Beaucoup plus fondamental fut l’échec des mesures de contrôle et des stabilisateurs destinés pourtant à encadre des entreprises ultra légales. Ce n’était plus les courtiers marron et les démarcheurs sans scrupules mais des banquiers réputés incorruptibles qui prenaient de nouvelles libertés. Aujourd’hui il existe tellement  de nouvelles banques appartenant à de si nombreux groupes transnationaux et éparpillés dans tant de pays que personne ne peut en assumer la responsabilité. Qu’est-ce qui peux empêcher un banquier de faire à l’étranger ce qui est immoral ou illégal chez lui ». « Les faillites bancaires en Allemagne, en Grande Bretagne, aux Etats-Unis  ont mis en évidence la situation périlleuse des grandes banques  qui trop vastes se sont lancées dans des opérations trop diversifiées   et se révèlent incapables de maîtriser leur gigantisme ».  « Les cambistes ont impunément spéculé sur les fluctuations des cours des devises  en faisant perdre des millions à leur banque ». « Les vertus et les vices attribués à la flottaison des cours font l’objet de discussion complexes quasi théologiques. Le fait est que personne jusqu’à ce jour n’imagine toutes les conséquences de cette évolution ni ne sait a fortiori comment la maîtriser ».

 On voit que certaines critiques que nous nous ne lassons pas de faire aujourd’hui sur ce blog, les méfaits des changes flottants, la taille incontrôlable des banques,  les spéculations monétaires excessives,  étaient déjà présentes dès 1975.  1974 était la première crise des changes flottants et de la finance massive, internationale et  incontrôlée.  2009 en est le plus récent épisode.  « Il s’est créé à l’échelle du globe un nouveau casino avec de nouveaux joueurs, de nouvelles règles et de nouveaux enjeux, beaucoup plus élevés ». «  Le flottement généralisé des monnaies n’a fait que jeter le système dans l’éphémère ». Ces phrases sont toujours extraites du livre cité.    On trouve un appel assez prémonitoire : « La structure bancaire qui s’édifie  actuellement peut s’effondrer  et plus l’appareil régulateur la laissera se développer  impunément plus catastrophique sera la chute ».

La période Greenspan,  le régulateur qui ne voulait pas réguler, correspondra à ce laisser-faire laisser-passer financier qui vient de s’effondrer avec fracas en septembre 2008.     On dira qu’il aura fallu 35 ans !  Ce qui marque malgré tout une assez belle résistance.  Mais l’observateur sait qu’après la crise de 91-93 le système bancaire mondial était déjà quasiment en faillite généralisé et qu’il ne s’en est jamais totalement remis. La crise de 1998 puis celle de 2001 n’ont fait qu’amplifier les choses.  Une fuite en avant s’est produite qui vient d’atteindre son  point d’aboutissement inévitable.

Un dernier point de similitude est  la grande chanson de l’écologie l  De même que l’avant guerre français avait été marqué  par  le triomphe des idées naturalistes, de la « terre qui ne ment pas », de la peur des « métèques » (avec cette jolie photo de François Mitterrand  manifestant en ce sens avant d’aller à la recherche de la Francisque) , de la peur des enfants (dont nous ne serions que faire de l’excès), de la peur du péril  jaune,   de la haine des grandes villes qui « mangent la substance de nos belles provinces»,  nous voyons refleurir depuis 1974 les mêmes chansons.   

Le monde actuel se fait l’écho de l’affirmation  de Toffler en 1974 : « l’économie politique ne peut à elle seule résoudre la crise ». On se lasserait à essayer de citer toutes les phrases qui vont actuellement dans ce sens.  La « crise de civilisation » stimule toujours les belles plumes sinon les beaux esprits.   A l’époque les « jeunes sont inquiets ou instables ; les adultes cherchent dans l’agitation et la frénésie l’oubli de leur désarroi.  Partout la contestation, partout la revendication, partout l’orgueil, l’intolérance, la violence ».  Là c’est Fourastié qui écrit dans un article au Figaro de 1975.  On laissera le lecteur retrouver les échos actuels  de ces tentatives de battre sa coulpe  sur le dos de la civilisation  démolie. 

A l’époque on retrouve aussi un des travers du moment qui consiste à d’une part faire appel aux valeurs perdues, comme on vient de le voir, mais aussi  à promouvoir un monde totalement différent.  Ecoutons à nouveau Toffler : « Toute politique ayant pour but de remettre les choses à leur place antérieure, de restaurer l’emploi  de lancer plus de voitures sur les routes, de développer les banlieues urbaines, d’encourager la standardisation sociale,  de remodeler la famille dans sa forme traditionnelle,  est réactionnaire  et qu’elle soit le fait de la gauche de la droite et du centre tous aussi dépassés ».    Evidemment la grammaire n’est pas terrible mais qui ne voit les ressemblances avec les épitres actuelles sur la mort de la bagnole (mais on multiplie les aides),  sur les villes mortifères (mais on veut réformer le grand Paris…en le densifiant), etc.

La technomanie et la croissance économique ne sont plus des options, affirme Toffler.  Il n’y a pas de « truc » économique pour nous en sortir. 

Les économistes au rencart.  De toute façon ils se trompent tout le temps et n’ont aucun avis cohérent.  Et de citer Churchill : «  Tous les économistes  ont un diagnostic différent et en plus il y a Monsieur Keynes ! ».  Et dès qu’on arrive aux solutions, il n’y a évidemment plus personne sinon des sermons généralistes que nous retrouvons aujourd’hui quasiment en l’état. Il faut

           « penser non seulement au niveau de vie minimal mais aussi au niveau de vie maximal »

          « acquérir une certaine conception de la satisfaction des besoins qui libère notre énergie »

          « de réévaluer les notions d’individualisme  et de collectivisme  en ne les considérant pas comme des contraires aristotéliciens qui s’excluent l’un l’autre »

          «  en un mot d’entreprendre la tâche effrayante mais enthousiasmante à la quelle peu de générations dans le cours de l’histoire humaine se sont attelées : la conception d’une nouvelle civilisation ».

Nous ne sommes pas d’accord.  Nous devons nous remettre dans la mentalité des années  quarante cinq -cinquante : vouloir la rupture avec le n’importe quoi, le misérabilisme, les passions politiques exacerbées, le laisser faire abusif.  Et constater que le système nouveau qui s’est mis en place en 1973, les changes flottants, ne marche pas.    Des réformes financières finalement simples peuvent permettre une croissance durable. Elle est absolument nécessaire. Pour la France, il faut   la rupture avec le pétainisme mental, qui veut nous plonger dans la  repentance perpétuelle vis-à-vis de notre propre dynamisme. Cela  suffirait à nous remettre dans le bon sens.  Il n’y a aucune fatalité que la France soit le pays saisi de langueur dans une Europe déclinante et un monde  qui ne croît plus.

Il faut que l’économie mondiale soit financièrement stabilisée  et le premier acte est la suppression des changes flottants et le second la suppression du dollar comme monnaie mondiale.  

Il faut que l’Europe soit ouverte, monétairement dynamique et nataliste.  Le refuge dans la réglementation de détail, la fiscalité massive, la constriction monétaire et la décroissance des populations  est illusoire et dangereux.

Il faut que la France sorte du malthusianisme  et de l’hyperfiscalité.

De même qu’il y a eu une bascule des mentalités, des comportements  et des institutions après la guerre, il doit y avoir un même mouvement collectif à l’échelle des réalités d’aujourd’hui.  Il faut sortir de cette période 1974-2010, et de ses idées et pratiques débilitantes.

Collectivement.

Par la volonté et la clairvoyance.

Didier Dufau pour le Cercle des Economistes E-toile.

 

Commentaire
micromegas's Gravatar Ce que j'aime sur ce site c'est l'énorme érudition qui s'y manifeste. On passe du passé lointain au futur imaginable ; du passé plus récent aux réalités actuelles ; de la Chine à la France etc. La variété des sujets est réellement étonnante. Et à chaque fois tout parait évident. Et on apprend beaucoup de chose. Je ne savais pas que la France avait été la grande perdante de la crise de 29. Je n'avais pas conscience que la rupture de 68- 74 marquait une si grande césure avec les réactions vitales qui s'étaient exprimées après guerre. Et je ne voyais la cohérence de la période 74-2009. Merci !
# Posté par micromegas | 28/04/09 22:52
KingDom's Gravatar Tout à fait d'accord avec Micromegas.
Je connais DD depuis 1965 (avant les changes flottants !) et je ne cesse d'être bluffé par son érudition, ses capacités d'analyse, de synthèse et d'écoute et, surtout, son bon sens original et imperturbable, que rien ni personne n'impressionne et ne fait dévier.
S'il était convoqué, demain, par le Vatican pour réformer l'Eglise, il s'installerait bien en face de B XVI et lui dirait "Bon alors, très St Père ..."
# Posté par KingDom | 29/04/09 13:00
Ted's Gravatar Ce qui me frappe dans cette fresque c'est que la dérégulation financière était déjà quasiment complète en 1975 et si je comprends bien depuis 1973. On voit que les auteurs qu'on peut lire tâtonnent un peu : c'était les subprimes, puis c'était la politique de taux zéro de Greenspan (que font-ils d'autres), puis c'était les mesures américaines des années 90, puis celles des gouvernement Fabius et Bérégovoy. On a l'impression à vous lire que tout était déjà prêt bien avant. Et qu'il y a un continuum de crises financières accompagnées de récession finalement assez proches. Si c'est vrai pourquoi personne n'en parle ?
# Posté par Ted | 29/04/09 20:31
Gloups's Gravatar Trouvé sur le WEB :

"4 ou 19 mars 1973 Mise en place du système des changes flottants.
mai 1973 Des banques privées commencent à s’engager dans des activités internationales (notamment spéculatives sur le marché des changes). Plusieurs dépôts de bilan suivront."
# Posté par Gloups | 29/04/09 21:38
DD's Gravatar @ Kingdom

Nous sommes plusieurs dans ce cercle. Parfois des apôtres...
# Posté par DD | 04/05/09 19:30
DD's Gravatar Bernard Guetta ce matin sur France inter à l'occasion de la réception de Rosanvallon: "la crise a commencé au milieu des années 75".

Cela progresse ; cela progresse !
# Posté par DD | 26/05/09 11:53
Le blog du cercle des économistes e-toile

Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef,   aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit  parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants,  explications  sur le retard français,   analyses de la langueur de l'Europe,  réalités de la mondialisation,  les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable.

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