La pertinence du concept de cycle économique

Pratiquement tout le monde a refoulé l’idée du cycle économique aux oubliettes de l’histoire. Chaque récession est une « surprise » dont il convient de maîtriser les leçons spécifiques. On ne veut pas voir d’enchaînement dans la durée. La dictature du court terme ne concerne pas que les banquiers.

Nous avons attiré plusieurs fois l’attention sur la pertinence de l’analyse économique en terme de cycle.  Une phrase du commentaire de M. Sarton du Jonchay (« Permettez-moi de discuter le pouvoir explicatif des cycles économiques » http://cee.e-toile.fr/index.cfm/2009/9/12/Les-vraies-causes-de-la-rcession#comments ) nous conduit à redonner un petit coup de plumeau sur cette clé fondamentale de l’analyse de la crise actuelle. La question posée est exactement celle-ci : « Serions-nous alors encore soumis à des cycles en fin desquels l'accumulation excessive de dettes par rapport au potentiel de croissance de l'économie est brutalement soldée ? » si le système de crédit était sain.

Le cycle est une réalité depuis que les banques existent et au moins depuis 200 ans. Pour s’en tenir aux cent ans passés : 1921, 1929, 1938, 1952, 1963, 1974, 1982, 1992-3, 2001-2002, et 2008-2009.

Les économistes se sont longuement affrontés sur l’analyse des causes jusqu’à l’immédiat après guerre de 40. Après l’étude des cycles a quitté les radars : il ne pouvait plus avoir de récessions après Keynes ! Appelons cela l’illusion macro-économique : je contrôle la demande globale ; adieu les récessions ! Et les cycles ont continué …

Relevons aussi que le cycle s’est produit sous une multitude de systèmes de changes (bimétallisme, étalon-or, étalon de change or, changes flottants.  C’est une réalité qui transcende les systèmes, les écoles de pensée et les formes d’organisation.

Si on laisse de côté certaines théories mécanistes comme celle des « time lags » et des effets de stocks (elles se sont ridiculisées une fois de plus en justifiant la fin des crises économiques en 1998-99 par l’arrivée de l’économie internet et la fin des stocks) on trouve trois explications :


-    Schumpeter voit l’expression d’un cycle de l’investissement. Après un certain temps l’euphorie des dirigeants conduit à surinvestir et une correction s’avère nécessaire. Keynes, avec sa théorie de la baisse marginale du taux de profit au fur et à mesure que la fortune se concentre chez les riches en phase de haute croissance appuie ce genre de raisonnement). Au bout d’un moment on investit trop avec une chance de rentabilité qui en fait a baissé : la récession survient.
-    Juglar lui avait clairement détecté un cycle de crédits : la vigilance des banques baisse en même temps que l’euphorie gagne en période de haute conjoncture. Arrive alors « the day of reckoning » et « l’impending doom ».
-    Maurice Allais a établi une équation qui n’a pas été reprise par la littérature économique car trop mathématique et s’appliquant à un facteur apparemment saugrenu : la mémoire. Le cycle de l’oubli est à la base du cycle financier lui-même générateur du cycle des affaires.

Ma propre doctrine est de penser qu’ils ont tous les trois raisons :

-    Les cycles s’enchaînent par l’effet de la mémoire des crises précédentes ;
-    Le capitalisme commence toujours par un « cadeau à l’avenir » : on dépense avant d’engranger. On fait l’avance financière des profits à venir qui deviennent dans la phase de croissance forte de plus en plus certains : les capitalistes à succès croient toujours le devoir à leur génie pas à la chance ni à la conjoncture. Ils sont toujours surpris du retour de flamme ! Citons  Sir Lindsay Owen Jones, de l’Oréal : « il y a un an je vous disais que nous abordions 2008 avec confiance. Avec le recul je dois dire que c’était méconnaître la force et la dimension d’une crise qui n’a épargné aucun secteur de la vie économique ». Autrement dit : je n’ai pas vu venir la crise car je croyais qu’on était des génies capables de produire des croissances à deux chiffres en toutes circonstances ! Des exemples comme cela on en trouve des milliers depuis 1715 !
-    La finance est obligatoirement sollicitée dans ces mécanismes : c’est elles qui va créer la monnaie et apporter les fonds. Le crédit participe à l’euphorie générale. Il n’est pas sûr qu’il la crée.

En 1929 la finance prête pour spéculer en bourse ; une bulle se crée qui finira par exploser. Elle est donc partie à la catastrophe : elle en est un relais nécessaire ; mais est-elle une cause suffisante ?

En 1998 la mode est aux placements en Orient jusqu’ici laissé de côté par les financiers. Le tremblement de terre de Kobé remet en cause bien des positions aventurées. Un repli massif se produit qui entraîne une remontée du dollar et la perte des économies faibles liées au dollar comme celle de l’Argentine. Un choc extérieur détruit en quelques instants la pyramide financière internationale. La responsabilité est-elle purement liée aux banques ? L’accident sera limité et, indépendant du cycle, n’aura pas de conséquences importantes pour le gros de l’économie mondiale (un simple coup de frein).

En un mot les crises financières hors cycles n’entrainent pas de récession. Mais le surendettement en fin de cycle peut se révéler extrêmement nocif.

Ceci nous conduit à la réponse suivante : même en cas de système financier vertueux et de grande qualité, il est exclu qu’il interdise le cycle économique. Le cycle a en quelque sorte une force autonome fortement inscrite dans le  tissu même du capitalisme et de la nature humaine. Quand le temps est venu de faire le ménage dans les projets, le retournement se fait.  Volens, nolens. La conduite macro économique des économies n’a rien changé. Même la beauté solaire d’un système de crédits parfait sera impuissante à l’empêcher.

Même si la récession revient sous des formes toujours différentes, dans des contextes toujours différents et prend des chemins toujours différents, sa survenue régulière est une réalité vitale du monde économique tel qu’il est.  Il peut paraître abusif de faire apparaitre un concept de « retournement de cycle » indépendant de ces composantes toujours changeantes. Nous voudrions bien que comme les marées, on découvre une explication mécaniste, simplissime et mesurable du cycle. C’est impossible. La réalité économique est trop complexe. Et la crise, nécessairement frappera à l’endroit où on l’attend pas : là où on l’attend, on est préparé ! Guderian passe par les Ardennes et oublie la ligne Maginot !  Idem pour l’économie.

Cela veut-il dire qu’on ne peut rien faire vis-à-vis du cycle ? Bien sûr que non. Nous pouvons agir sur le contexte. Car selon le contexte, la récession sera plus ou moins importante.  Lorsque par différentes défectuosités touchant principalement le système monétaire international et les dissymétries d’organisation du secteur financier, se créé un monstrueux nuage d’endettement concernant aussi bien les entreprises que les particuliers et les Etats, on sait que l’on est en train d’armer une bombe d’une violence extrême. Et qu’il se trouvera, quelque part, là où l’on ne l’attend pas nécessairement, un détonateur qui fera tout péter.

Nous-mêmes avons considéré que les bulle immobilière, en France, ne serait pas ce détonateur. En France. La bulle immobilière des particuliers nous paraissait avoir des effets à terme très embêtants : une capture excessive de la richesse produite provoquant un risque de stagnation. Alors qu’un 92-93, la multiplication par 7 des encours bancaires à l’immobilier d’entreprises nous avait fait prédire que la crise commencerait par là, comme ce fut le cas. En revanche nous observions comme le lait sur le feu l’immobilier des particuliers aux Etats unis parce que dès 2006, le marché s’est retourné alors qu’on parlait d’un secteur ouvert à la croissance indéfini sans jamais de baisse des prix. Le système hypothécaire américain rendait l’édifice particulièrement  fragile.

C’est à ce moment là que nous avons compris qu’on entrait dans la phase de retournement de la conjoncture. On était trop tôt depuis la récession précédente pour annoncer la récession en 2007. On l’a voyait plutôt sur 2010 à mi juin 2006. Mais la nervosité des marchés financiers et le retournement du cycle du bâtiment aux Etats unis conduisaient à accélérer le scénario ;  dès le début de 2007 nous annonçons que le retournement du cycle se fera pleinement sentir en 2009 avec un déclenchement probable après l’été 2008.

L’ampleur des déficits et des situations absurdes (comme les déficits et excédents de balances de paiements croisés entre la Chine et les Etats Unis) permettaient d’annoncer une récession forte.  

Le retournement du cycle a frappé un système financier mondial gonflé comme un ballon. Ce n’est pas la finance qui est responsable du retournement de la conjoncture : mais elle a été le moyen obligé du gonflement dément de la sphère financière.

Quand la sphère s’est effondrée, elle l’a fait partout et la première victime a été le commerce international. Ceux qui cherchent à réconcilier ce fait et une explication par les subprimes seules sont obligés de se livrer à des contorsions ridicules. L’énorme masse de capitaux générés par la bulle financière ne trouvaient plus d’investissements rentables dans le crédit classiques aux entreprises. On lui a fourni des substituts de plus en plus faisandés et de plus en plus spéculatifs, faute d’alternatives. D’autant que via les déficits américains on continuait à créer de la monnaie et du crédit en masses toujours plus importantes.

Ce que peut faire la science économique c’est donner une explication réelle de ce qui s’est passé et suggérer des réformes de structure susceptibles d’éviter que se créer des masses financières non liées fermement aux besoins de l’économie réelle. Mais elle ne peut pas annoncer la fin du cycle.

Le cycle quasi décennal reste une clé d’interprétation fondamentale de notre système économique ; son observation, son analyse, sa compréhension, est de nature à fertiliser la prévision, la gestion budgétaire, la maîtrise des investissements.

Actuellement la notion de cycle est niée. On voit le résultat. Le retour du cycle dans la pensée économique est une nécessité criante. Ce devrait être la leçon principale de cette récession.

Pour montrer à quel point la notion des cycles est étrangère à l’esprit de la quasi-totalité des décideurs, racontons cette petite anecdote. Chargé par une organisation internationale de valider le projet de financement d’un complexe hôtelier de très grande envergure dans un pays sous développé de la couronne méditerranéenne, j’observe que le business plan fait apparaître une croissance linéaire sur 30 ans (le prêt était sur 20 ans). Je fais donc les réserves que le cycle m’inspire au milieu de l’ahurissement général (entrepreneurs et financiers). J’indique qu’il faut prévoir tous les 8 ans, à titre de précaution, deux années de vaches maigres avec des reculs de 10 à 20%. Cela implique une révision complète du capital initial nécessaire comme du plan de financement. Nous étions en 1995. Tout le monde a ri. Exit l’économiste conseil incongru.  Le projet s’est effondré en 2004, après l’explosion de « l’imprévisible bulle internet » ! Il a fallu tout reprendre à zéro avec des pertes colossales.

La micro économie comme la macro économie doivent comprendre le rôle et la réalité du cycle !

Didier Dufau pour le Cercle des économistes E-toile

PS : si vous trouvez quelque part l’esquisse du début d’une analyse proche de celle-ci, merci de nous le signaler. Prêcher dans le désert absolu peut plaire aux anachorètes. Mais il n’y a pas d’anachorètes économistes.

Commentaire
Sarton du Jonchay's Gravatar Le concept de cycle économique est pertinent parce qu'il est une réalité. L'analyse économique de l'histoire depuis qu'il existe une comptabilité monétaire du crédit à la production de richesses montre effectivement une cyclicité de la croissance économique. Cyclicité logique avec le même enchaînement de causes. On conçoit des projets ; on mobilise du capital ; on maximise les perspectives de profit avec l'emprunt ; les projets stimulent le crédit qui accroissent les perspectives de profit qui stimulent le crédit... Finalement les anticipations de croissance dépassent probablement ce que l'état concret de l'économie permet de réaliser. Un fait quelconque vient quelque part infirmer une anticipation de profit ; tous les crédits consentis ne seront pas forcément remboursés ; on durcit les conditions des nouveaux crédits ; on réduit les perspectives de profit qui réduisent la demande de crédit ou l'offre de crédit qui réduit le crédit... Finalement les anticipations de croissance reviennent en deçà de ce que l'état concret de l'économie permet de réaliser. Les projets à nouveaux rentables se multiplient...
Cyclicité temporelle par l'immatérialité du crédit dans le temps. Il n'y a pas, jusqu'à présent, de limite naturelle en économie à l'anticipation de la croissance par le crédit. Le crédit suscite la confiance dans la production à venir qui suscite le crédit. Le discrédit suscite la méfiance dans la production à venir qui suscite le discrédit. La psychologie projetée dans l'avenir n'a que les limites qu'elle s'impose ; ces limites sont sociales donc cumulatives et historiquement cycliques.
La cyclicité historique de l'économie est un phénomène humain de compréhension de la production de richesses. L'activité économique est bien cyclique par sa dimension humaine. N'est-il pas intéressant alors de remarquer que les faits matériels qui sous-tendent les faits économiques n'obéissent pas par eux-mêmes à la cyclicité économique ? N'est-il pas intéressant de rechercher dans le fonctionnement de l'intelligence de la valeur économique ce qui explique les cycles ?
L'échec du keynesianisme n'est pas d'avoir méconnu les cycles mais d'avoir proposer des remèdes qui visiblement n'en sont pas ; puisqu'ils n'expliquent pas réellement les cycles qui ont perduré jusqu'à aujourd'hui. Le problème actuel est bien que la relance budgétaire et l'ouverture des vannes monétaires préparent le nouveau cycle. Donc que les cycles sont inexpliqués et que personne ne peut prétendre les piloter pour nous éviter la prochaine rechute que tout annonce violente et proche. Les économistes sont en panne d'explication de la réalité économique et les seuls éléments de compréhension qui nous restent sont les cycles, l'accumulation exponentielle des dettes et les changes flottants.
Le silence explicatif de la science économique est effectivement assourdissant du coté des changes flottants et de l'organisation monétaire internationale. Les Etats-Unis accumulent des dettes internationales en dollar, saturent le système financier mondial de liquidités, nourrissent le surendettement et la spéculation sur les changes. Le monde se laisse inonder de liquidités et ne veut pas ou ne peut pas négocier l'équilibre international des monnaies ni en liquidité ni en parité de change.
Derrière le caractère explicatif du cycle dont la réalité est indéniable, la discussion porte sur la nature de l'économie. Est-ce un assemblage de faits organisés indépendamment de l'intelligence humaine ou l'ensemble des règles que l'intelligence applique à la production de richesses ? Si l'intelligence a la possibilité de se pencher sur les règles qu'elles se donne pour maîtriser l'économie, ne peut-on concevoir que les cycles aient leur cause dans l'existence ou l'inexistence de certaines règles ? Que se passerait-il si du keynesianisme on appliquait les propositions délaissées à Bretton Woods ?
Merci de vos explications claires et fournies.
# Posté par Sarton du Jonchay | 15/09/09 17:46
DD's Gravatar "ne peut-on concevoir que les cycles aient leur cause dans l'existence ou l'inexistence de certaines règles ?"

Ce qui est sûr c'est que leur intensité est directement influencée par la présence ou l'absence de certaines règles.

Mais l'examen de toutes les activités humaines montrent que les meilleurs projets sont mortels, et les meilleures entreprises et les meilleurs marchés. La séquence : naissance, expansion, déclin est-elle évitable ? Les récessions périodiques ont aussi une vocation d'hygiène économique. Les forts passent au travers. Les anciens forts découvrent qu'ils sont vulnérables. Les autres se restructurent ou disparaissent.

Par exemple L'Oreal et Microsoft pour la première fois se découvrent vulnérables. Ces stars de l'indifférence aux récessions passées ont cette fois ci été piquées.

Dans un processus de création destructrice qui veut que des activités nouvelles naissent sur les décombres d'anciennes peut-on totalement éviter les phénomènes de concentration épisodiques des difficultés surtout quand la psychologie s'en mêle ?

Je crains la permanence des cycles. Je suis d'accord qu'ils peuvent être réduits dans leur ampleur et leurs conséquences par des organisations intelligentes.

DD
# Posté par DD | 16/09/09 08:28
letopsy's Gravatar "PS : si vous trouvez quelque part l’esquisse du début d’une analyse proche de celle-ci, merci de nous le signaler. Prêcher dans le désert absolu peut plaire aux anachorètes. Mais il n’y a pas d’anachorètes économistes. "

Hier, sur France Culture, dans l'émission "rumeur du monde" (podcastable), une interview de Jacques de la Rosière (ex-DG du FMI) par Colombani: si j'ai bien compris, il y explique la crise par, je cite, l'existence d'un ensemble d'éléments "procycliques" et un manque d'éléments "anticycliques" (affirmant ainsi l'existence des cycles, non?). Les bonus des traders sont désignés comme un symptôme superficiel et le déséquilibre USA-Chine comme le fond du problème économique actuel. Il soutient entre autres l'idée d'une régulation des banques par une gradation des fonds propres exigés en fonction du risque (moins pour prêter à une entreprise, plus pour spéculer) et l'idée d'une supervision de leur activité par une autorité internationale indépendante, genre le FMI, dotée aussi de moyens de pression/répression; il regrette au passage l'absence d'une telle institution en Europe...
# Posté par letopsy | 20/09/09 16:54
DD's Gravatar @ Letopsy

Merci de votre indication. Vous mettez le doigt sur un aspect de la communication des économistes et des officiels des grandes institutions financières. Dans les conversations privées ils vous donnent TOUS parfaitement raison : les changes flottants plus les effets du cycle sont critiques. Le double déséquilibre des balances des paiements des Etats unis et de la Chine sont le coeur du réacteur et il est strictement lié aux changes flottants. Mais silence dans les expressions publiques.

Notez les circonvolutions employées par J. de la Rosière. On retrouve le cycle par un raisonnement a contrario et rien n'est dit sur le système de change.

DD
# Posté par DD | 20/09/09 20:41
Le blog du cercle des économistes e-toile

Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef,   aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit  parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants,  explications  sur le retard français,   analyses de la langueur de l'Europe,  réalités de la mondialisation,  les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable.

Association loi 1901

  
BlogCFC was created by Raymond Camden. This blog is running version 5.9.002. Contact Blog Owner