Maurice Allais : convergences et divergences

Maurice Allais était de la race des économistes qui s'exprimaient et qui considéraient que l'économie politique devait aider à éviter les catastrophes. Sa voix a été étouffée dans la presse et les médias radiotélévisés. Mais elle comptait pour les économistes qui pensaient que tout n'est pas indifférent en économie et que les erreurs se paient cher.

Une crise comme celle que nous vivons a un prix extravagant, en perte de richesses et en drames humains. Elle aurait du être évitée. Le devoir des économistes existe. Le devoir des médias aussi. Avoir étouffé les débats économiques essentiels, s'être couverts du ridicule d'aller chercher des économistes anglo-saxons sans consistance réelle, transformant la France en toutou des médias américains, restera la honte indélébile des responsables des grands médias français.

Le débat se réfugie dans les blogs. Les questions posées par Maurice Allais étaient essentielles. Ses solutions étaient problématiques. Ce n'est pas en les enterrant dans le silence puis sous les fleurs nécrologiques  qu'on a fait avancer quoi que ce soit.

Le Cercle des économistes e-toile a toujours eu avec Maurice Allais des convergences mais aussi des divergences. Lesquelles ?

Maurice Allais considérait que la monnaie, ce qu'il appelait la dynamique monétaire, était absolument centrale en économie. Il y voyait la clé de bien des phénomènes et en particulier des cycles économiques. Nous partageons entièrement ce constat.
La monnaie est à la source même de la science économique. Les premiers livres d'économie se sont tous concentrés sur la question monétaire.  Ce domaine est actuellement en déshérence et la nullité règne dans notre enseignement économique sur tout le champ des questions monétaires et plus encore dans celui des relations financières internationales.  Malheureusement toutes les questions du temps se concentrent sur le problème institutionnel des relations économiques internationales et des changes !

Maurice Allais l'avait parfaitement compris et associait  réflexions institutionnelle, économique et monétaire. C'est absolument indispensable.  On voit aujourd'hui que ces questions ne peuvent plus être cachées sous le tapis  et combien les réflexions officielles sont pauvres pour ne pas dire inexistantes.  Quand DSK en est réduit à avouer que le FMI va désormais s'intéresser aux conséquences des contagions monétaires et financières, il ne fait que confirmer ce que tout économiste un peu sérieux ne pouvait que constater : une longue et  effroyable carence de la pensée a frappé les institutions économiques internationales.

Rendons grâce à Maurice Allais d'avoir inlassablement attiré l'attention du monde sur cet état de fait même si son combat a été mené en vain. Ce combat doit continuer et il importe que les économistes éclairent le chemin avec pertinence.

Est-ce que Maurice Allais avait raison sur tout dans le domaine de la réforme des finances nationale et internationale ?  Certainement pas.  

Une divergence fondamentale avec nous porte sur la création de monnaie. Maurice Allais en était arrivé à croire qu'une banque pouvait créer de la monnaie et enfler son bilan de son seul mouvement. Cela est faux et l'a conduit dans l'outrance.  C'est le système bancaire qui crée de la monnaie à partir d'un delta de création de monnaie qui provient soit de la banque centrale soit de la balance des paiements. L'intérêt doit donc se concentrer sur la politique des banques centrales et l'ajustement des balances de paiements, tout en empêchant les banques de dépôts de mettre en danger l'ensemble de l'épargne par des politiques aventureuses. Nous sommes, comme ce blog le montre dans de multiples articles, pour une certaine forme de spécialisation bancaire et quelques interdictions. Mais nous ne sommes pas pour l'étouffement de la création monétaire ni le blocage total de la transformation des dépôts en financements longs. Maurice Allais était trop systématique et allait trop loin dans le contingentement monétaire.  

Il voyait très bien que l'énormité des encours de dettes était insoutenable. Mais ils pensaient que cette énormité était le fait principal des banquiers. Le mécanisme principal, la double pyramide de crédits décrite par Jacques Rueff, lorsqu'une monnaie nationale à l'abandon devient la monnaie internationale, est autrement décisif dans l'étude de le gonflement délirant de la dette globale que l'action des banques. Diagnostic un peu décalé, mesures correctrices partiellement en porte à faux : Maurice Allais ne pouvait pas être totalement suivi.

Maurice Allais croyait aux cycles économiques. Nous croyons aux cycles économiques. Mais nous en avons une vision plus précise. L'observation nous laisse voir depuis plus de 200 ans un cycle quasi décennal à deux temps, un temps fort et un temps faible. Nous avons constaté depuis quarante ans que nous pratiquons cet exercice que ce concept cyclique était parfaitement opérationnel pour anticiper les crises majeures. Nous ne nous sommes jamais trompés depuis 1987.  Maurice Allais n'avait pas une boussole aussi précise. Il en est résulté des erreurs d'analyses. La crise de 1987 qu'il avait qualifiée de début de la grand crise monétaire inévitable n'était pas sur la courbe cyclique. Nous l'avons écrit. Nous pensions qu'une crise sévère arriverait plus tard au début des années 90. C'est bien ce qui s'est passé. Et Maurice Allais est passé pour une Cassandre qui prenait ses désirs pour la réalité. Même chose en 98 où nous avons écrit que la crise du dollar (appelée ridiculement la crise des marchés émergents) était un épiphénomène et que la vraie crise cyclique aurait lieu en 2000-2001 et qu'elle serait modérée. Ce qui fut le cas. Cette deuxième erreur de diagnostic a coûté beaucoup de crédibilité à Maurice Allais. Du coup, l'âge aidant également, il n'a pas vu venir celle de 2008 que nous avons annoncée avec force coups de trompettes.  

Lorsque le système monétaire international débile que nous subissons  a conduit les principaux pays à accumuler des dettes globales supérieures à 400% du PIB et qu'approche la crise périodique sévère, il est certain que la crise va être très grave. Quand partout des bulles absurdes menacent d'éclater, le doute n'est plus permis. Maurice Allais avait globalement raison : ce système ne pouvait que finir en récession mondiale majeure. Mais il lui manquait  la finesse du conjoncturiste pour voir la vraie échelle de temps et il a raté la synchronisation de ses analyses  avec la réalité.

Un autre point clé de la pensée de Maurice Allais est la question du libre échange. Son combat l'a emporté très loin sur ce sujet où sa pensée était plus subtile que ce que les groupes divers qui se sont emparés de ses idées en ont fait. Il n'était absolument pas opposé au libre échange, bien au contraire. Mais il considérait à juste titre que le libre échange avait des conditions. Crier comme un cabri "libre échange, libre échange, libre échange", sans jamais discuter des conditions d'efficacité de ce libre échange n'est que ruine de l'âme et pas que de l'âme. Sur ce point Maurice Allais avait entièrement raison. Nous avons nous même inlassablement défendu l'idée que le tarif extérieur commun européen était une absolue nécessité et que son démantèlement pratiquement unilatéral fut une énorme erreur.  En économie, comme en hydrologie, la brutalité des chocs est l'ennemi. Il faut des digues, des vannes et des canaux. Sinon le délicat dispositif des échanges se perd, emporté par un bouillonnement tumultueux d'eau sauvage.  C'est vrai aussi bien pour les échanges commerciaux que pour les échanges financiers. Les tempêtes ne sont pas meilleures en économie qu'en transport maritime.

La contradiction presqu'indécente entre une philosophie qui faisait d'un écart de 5% sur le front des droits de douane une horreur effroyable pendant que les monnaies voyaient leur change changer en quelques semaines de 50%, restera le symbole de la bêtise crasse du consensus de Washington.

Une politique de commerce international durable doit être nécessairement fondée sur un système monétaire international concerté, stable et durable.  Affirmer la liberté totale d'un commerce dégagé de toute contrainte  et d'une finance internationale sans entraves et contrôles, sans système monétaire international organisé,  est une totale absurdité.

Il fallait créer des blocs économiques et monétaires assurant leur convergence progressive. L'objectif était la liberté complète. Mais le chemin aurait du être balisé. Il doit d'ailleurs toujours l'être. L'absence de système organisé des changes a provoqué la crise et empêche actuellement la sortie de crise. On doit dépasser les querelles de puissance pour aboutir à une construction rationnelle. On n'en est loin.
En contrepartie, lorsqu'on est dans un système organisée, la liberté économique doit être totale. Nous avons défendu mordicus la directive Bolkenstein au sein de l'Union européenne.  Et il faut lutter fermement  contre les pratiques monopolistiques et oligopolistiques. Notre position sur ces point est autrement ferme que celle de Maurice Allais. L'espace économique européen doit être libre de toutes entraves. En même temps qu'une monnaie unique suppose une convergence économique bien plus grande sur presque tous les domaines. C'est la direction à suivre. Il faut construire l'Union, même si cela doit être fait sur une base confédérale et non fédérale.

Avec les autres blocs il faut être beaucoup plus circonspects. De ce point de vue là Maurice Allais a parfaitement raison.

Malheureusement son message a été brouillé par les récupérations auxquelles il a donné lieu. Maurice Allais a été imprudent. il a laissé des groupuscules ou des partis politiques plus ou moins douteux reprendre son message sans qu'il se distancie suffisamment.

Nous préférons mille fois l'attitude de James Tobin qui avait eu la surprise de voir son idée de taxe sur les transactions financières récupérée par des groupements soit disant "altermondialistes".  Il a pris ses distances de la façon la plus formelle avec l'idéologie, les objectifs et la pratique de ces instances qui lui répugnaient profondément.

Privé d'accès aux médias, irrité de constater que le seul prix Nobel français était privé de tribune sur des sujets où il avait conscience d'avoir parfaitement raison et où les enjeux étaient majeurs, il a accepté de se laisser non pas embrigader mais au moins associer aux campagnes de mauvais goût d'un Larouche et d'un Cheminade ; il n'a pas marque de réticence à voir Mme Marine le Pen emboucher son message avec les objectifs qui étaient les siens.  Il l'a payé d'un discrédit largement injuste. Ces idées valaient mieux que cela.

Nous mêmes au cercle des économistes e-toile, qui professons sur de nombreux sujets des idées qui vont à l'encontre des idées dominantes (ou de l'absence d'idées) prenons bien soin  d'expliquer en détail les différences qui nous séparent de groupes extrémistes qui peuvent avoir sur tel ou tel sujet des idées similaires.

La France est malheureusement le terreau des batailles idéologiques les plus sottes. Les faits ne sont plus étudiés pour ce qu'ils sont mais pour le degré de confirmation qu'ils donnent à des pulsions fumeuses. Les réflexions sont embrigadées pour leur faire dire bien d'autres choses de ce qu'elles veulent dire.  Nous contestons bien des analyses d'un Sorman ou d'Attac. Mais il nous arrive d'être d'accord avec des points exprimés par Sorman ou Attac.  

Pour eux ce ne sont pas la valeur intrinsèque des analyses qui comptent mais le degré de virulence qu'elles permettent à l'expression de leurs articles de foi. Pour nous c'est justement cette valeur intrinsèque qui nous intéresse et nous voulons qu'elle féconde les partis de gouvernement et l'opinion dominante, pas seulement les extrémistes de tous les bords.

Nous sommes certains que si Maurice Allais n'avait pas été mis sur la touche aussi grotesquement,  c'est au coeur de la réflexion politique et économique qu'il se serait adressé. C'est là qu'il fallait qu'il expose et s'expose. C'est là que le débat aurait du être ouvert.  C'est là que la France aurait pu apparaître comme en pointe sur des sujets cruciaux ignorés par les économistes américains qui tiennent le haut du pavé mais y disent à peu près n'importe quoi.    

Une dramatique occasion manquée.

Le débat continue.

Didier Dufau pour le Cercle des économistes e-toile.

Commentaire
jean-marc's Gravatar "Une dramatique occasion manquée.
Le débat continue."

certes mais au vu de la situation qui s'annonce : "guerre des monnaies" il doit bien y avoir une place pour avancer des arguments. Pour qu'une idée perce il faut qu'elle soit diffusée, partagé, soutenue. Il doit bien y avoir hors de ce blog des avis qui converge sur la nécessité de reforme du systeme monétaire ? Il faut imaginer des convergences, et des espaces d'expression pour cela.
# Posté par jean-marc | 16/10/10 15:40
DD's Gravatar Notons tout de même les progrès. Il y a deux ans les monnaies et les changes n'avaient strictement aucune importance. Maintenant on est en pleine "guerre des monnaies". Un progrès significatif.
# Posté par DD | 17/10/10 19:21
Le blog du cercle des économistes e-toile

Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef,   aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit  parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants,  explications  sur le retard français,   analyses de la langueur de l'Europe,  réalités de la mondialisation,  les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable.

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