Quel nom donner à la crise économique en cours ?
Pour qu'un événement important prenne sa place dans l'histoire, il lui faut un nom. Quel nom donner à la crise qui s'est déclenchée avec le blocage du marché interbancaire en juillet 2007, s'est approfondie avec la faillite de Lehman Brothers à la mi septembre 2008 et a entraîné une vaste récession mondiale dans le monde entier en 2009 ? On dira : attendons un peu : seul le recul historique permettra de vraiment fixer la nature de la crise et donc son nom.
Le besoin d'identification n'attend généralement pas. Les médias ont besoin d'un nom. Les économistes ont également besoin de comparer des périodes historiques de crise économique. Ne pas avoir de nom rend les choses pénibles. Le besoin est si pressant qu'en général un nom s'impose sans savoir qui l'a vraiment choisi. Et il est souvent mauvais. La tentation médiatique est d'associer une crise économique et un évènement extérieur que tout le monde se rappelle.
La crise de 1973-74 fut appeler "la crise du pétrole" puis "la première crise du pétrole", parce que la guerre israélo-arabe avait entraîné une réaction de pays producteurs de pétrole particulièrement virulente. En fait la crise avait commencé bien avant cette hausse et ne peut s'analyser de bonne foi aujourd'hui que comme la première crise du dollar flottant, la baisse extrême du dollar ayant, associée au prétexte de la guerre, justifié la hausse des prix du pétrole à des niveaux antiéconomiques qui ont profondément aggravé la situation.
La crise de 1992-1993 fut associée à la guerre en Irak, comme d'habitude à tort, mais finalement ne reçut aucun nom qui soit resté dans les mémoires. Pourtant c'était la plus grosse récession depuis la guerre. Elle resta incomprise et innommée ! La crise de 98 fut appelée, totalement à tort, "la crise des pays émergents". Le nom vint des Etats-Unis qui considérèrent de façon inique et malsaine qu'elle était due à des régimes pourris de "cronies". En fait tout le monde voit aujourd'hui que c'était une crise des changes flottants et de la spéculation associée qui a vu, après une poussée spéculative excessive sur des marchés extérieurs, les capitaux flottants se rapatrier à toute vitesse vers les Etats Unis, entraînant la catastrophe dans toutes les économies neuves qui avaient été dopées par un endettement excessif crée artificiellement par la spéculation financière internationale dans un environnement de changes flottants. Certains l'avaient appeler un temps "la crise de Kobé", le tremblement de terre de Kobé ayant entraîné la première crise de confiance (qui mit par terre les spéculations du trader fou de la Baring) qui se généralisera par la suite : toujours cette bonne vieille tendance à expliquer tout par un "fait de Dieu" : accident, guerre, tremblement de terre, épidémie...
La crise démarrée par l'effondrement des valeurs boursières liées au NTIC, et qui se développa en une récession de moyenne importance fut appelée "crise des NTIC" ou "crise des nouvelles technologies". Ce ne sont évidemment pas les nouvelles technologies qui sont la cause de cette récession et la récession ne fut pas que boursière. Ce fut une vraie récession mondiale. On ne retînt que le plus spectaculaire, comme d'habitude.
Si on remonte un peu plus haut dans le temps on voit des conflits de dénomination assez gênants. La "crise de 1929" est maintenant généralement appelée "la grande dépression" alors que ce nom avait été donné à une période particulièrement difficile de la fin du 19ième siècle, à partir de 1975 jusqu'à pratiquement l'an 1900.
A l'idéal, les grandes crises devraient être nommées en fonction de leur cause principale, ne serait-ce que pour rappeler que les mêmes causes ont souvent les mêmes effets. Quand ce sont les vraies causes. La terminologie de "seconde crise du pétrole" est tout aussi fausse que la première : il y eût bien une hausse massive des prix du pétrole, mais aucune crise mondiale d'importance en 1978 !
Dans cet esprit, il faudrait dissocier les crises liées au cycle de 8-10 ans et les accidents qui ont leur logique propre et n'entraînent pas de récession mondiale généralisée. Pour s'en tenir au demi siècle passé, on trouve :
1974 : crise mondiale cyclique forte
1982-84 : crise mondiale cyclique faible
1993 : crise mondiale cyclique forte
2001-2002 : crise mondiale cyclique faible
2008-2009 : crise mondiale cyclique forte.
Et, dans ce schéma fort, se loge des crises particulières, généralement financières mais pas toujours :
- 1989 : crise boursière dite "des ordinateurs"
- 1996 (en France seulement) : crise liée au coup de massue fiscale d'Alain Juppé.
- 1998 : crise du dollar et de la spéculation financière.
Les aspects structurels sont également importants. Depuis 1971 nous vivons dans un système de changes flottants et de monnaies totalement administratives. Pratiquement toutes les crises citées ont une composante monétaire et financière forte. La crise de 74 aurait du être appelée : "la première crise des changes flottants". Au moins on saurait qu'on est entré dans une nouvelle génération de crises pouvant se superposer au cycle.
Pour donner un nom à la crise actuelle, il faut également tenir un raisonnement économique. Y-a-t-il eu une seule crise ou plusieurs crises emboîtées ? On voit bien le problème si on regarde les transes que traversent Wikipédia. La volonté de coller à l'actualité a entraîné la description de plusieurs crises : crise des subprimes, etc.
En fait, il n'y a qu'une seule crise. Nous avons déjà abordé, à chaud, cette question dans notre article "Une ou plusieurs crises".
Alors comment l'appeler ? Joseph Stiglitz a proposé dans son dernier livre (Le triomphe de la cupidité - LL Les liens qui libèrent, éditeurs- janvier 2010) de la nommer "La grande récession". Ce nom aura du succès dans la presse. Peut-être restera-t-il.
L'avantage de ce terme est qu'il règle justement la question de l'unicité ou de la multiplicité des crises. Il n'y a qu'une crise et Stiglitz le démontre très bien.
En fait, dans le détail, il se trompe un peu. Comme d'habitude il ne convainc qu'à moitié. C'est son Karma ! Par exemple la première phrase de sa préface commence par : "Dans la Grande récession qui a commencé en 2008". En fait, s'il est vrai que la récession mondiale va s'établir en été 2008, la crise a commencé un an avant, en juillet 2007 avec le blocage du marché interbancaire qui va provoquer une vague de faillites bancaires pendant les douze mois suivants, le tout culminant avec le lâchage de Lehman brothers. Il l'admet un peu plus loin : "J'ai regardé le monde glisser vers la crise en 2007". Péché avoué est à demi pardonné.
Un autre point qui nous réjouit est qu'il signale avec raison que "l'universalité du problème indique qu'il y a des vices fondamentaux dans le système". Il s'agit bien d'une crise du système global. Quel système ? L'ennui des mots système et problème est qu'ils cachent la misère des raisonnements et la faiblesse du diagnostic. Ce sont des "mots valise". La phrase est sympa parce qu'elle marque bien qu'il ne s'agit pas d'un incident localisé. Elle est trop vague pour être utile. Heureusement, la suite est plus précise : " La croissance reposait sur une montagne de dettes". Là nous sommes totalement d'accord ! C'est le fond de notre thèse.
L'inconvénient du livre, c'est que JAMAIS Stiglitz n'aborde avec pertinence la question obligatoire du "comment". Comment cette dette a-t-elle été rendue possible ? Là, il dérive, comme d'habitude dans la poursuite de ses ennemis fantasmatiques personnels et on retombe dans le combat idéologique et le positionnement politique.
Stiglitz a un autre défaut : il n'a aucune vision du cycle de 8-10 ans, thèse commune avant guerre et que les économistes de sa génération a repoussé avec un pied négligent sous l'influence des keynésiens, très influents avec Samuelson et Hansen aux Etats Unis. Il mélange un peu tout : En citant l'étude de Luc Laeven et Fabian Valencis pour le FMI "systemic banking crisis : a new database" 2008, il dénombre 124 "crises" depuis 1970 ! Ce qui revient à ne plus rien distinguer du tout et à noyer le poisson. Toutes les crises financières n'ont pas la même gravité et leur association avec une récession mondiale doit être pris en considération. Ne pas le faire revient à tout mélanger et à ne rien discerner, même si cela permet de faire un procès global à Wall Steet.
En revanche nous buvons du petit lait quand il écrit : "La seule surprise de la crise économique, c'est qu'elle ait tant surpris. Pour quelques observateurs c'était un cas d'école tout à fait prévisible et d'ailleurs prévus". Merci de le reconnaître ! Ce qu'il oublie de préciser c'est pourquoi elle était prévisible. Son idée est que la finance mondialisée et dérèglementée était un fruit pourri qui ne pouvait que tomber de l'arbre et faire chuter l'arbre avec lui. On est dans l'idéologie et la grande querelle, pas dans la technique économique. Roubini était plus précis : certains prêts étaient tellement aventurés et atteignaient grâce à des techniques de dissémination du risque de tels volumes que l'explosion serait aussi sévère qu'inévitable. Au moins il savait ce qui se passait au sein des banques. Quelques économistes vexés de n'avoir rien vu venir se sont plaints d'avoir été laissés dans l'ignorance de ce qui se passait dans les fourneaux de la finance internationale et ont immédiatement exigés des fonds pour la création d'observatoires plus fins. On ne se refait pas ! La limite de l'analyse de Roubini est qu'elle est justement bien trop partielle. Il voit la paille mais pas la poutre.
La crise est d'abord celle d'une accumulation mondiale d'un niveau de dettes privées et publiques intenables. Cette accumulation disproportionnée a une cause : la double pyramide de crédits de type Rueff-Allais. Les techniques bancaires de diffusion du risque n'ont fait qu'amplifier un phénomène fondamental. Les niveaux atteints étaient tels que tout devait éclater. Quand ? Lorsque le retournement du cycle se ferait. Il fallait donc guetter les signes du retournement conjoncturel global en même temps que l'évolution les bulles spécifiques.
Nous mêmes avons fixé le début de l'alerte au moment où les prix de l'immobilier ont baissé aux Etats Unis, à la fin 2006. Compte tenu qu'on en était à la phase haute du cycle, le mouvement des affaires ne romprait pas immédiatement. Nous avons simplement conclu que la rupture aurait lieu plus tôt que ce que nous le pensions (notre prévision début 2006 était une récession en 2010). Dès l'été 2007 nous avons annoncé une crise très sévère avec un basculement en septembre 2008 avec une année 2009 sinistre. Notre bulletin de conjoncture du début de l'année 2007 conseillait de dénouer toutes les opérations immobilières au plus tôt et de ne plus investir en masse dans quelques projets que ce soit pour éviter d'être pris financièrement à la gorge lors de la crise.
Quand Stiglitz écrit : "la bulle de l'immobilier qui devait nécessairement éclater était le symptôme le plus évident de la "maladie de l'économie". Mais derrière ce symptôme il y avait des problèmes plus fondamentaux", il a raison. L'ennui c'est qu'il se réfugie encore dans le mot valise "problème". Et quand il s'emploie de le préciser, il joue petit bras : la titrisation, symbole de la "dérèglementation" n'est pas la cause fondamentale de la crise économique mondiale. Ce n'en est qu'un détail.
Il redevient pertinent lorsqu'il met en cause la mise en réserve excessive de ressources monétaires par certains pays échaudés par la crise de 1998. Mais là encore, il ne pèle pas l'oignon (c'est son expression !) suffisamment. Cette mise en réserve a quatre causes très différentes :
* les changes flottants
* le mercantilisme chinois
* le suivisme américain du Japon
* la rente pétrolière des pays producteurs.
La première est de loin la plus permanente et la plus importante. Contrairement aux affirmations de Milton Friedman les changes flottants n'ont pas entraîné la limitation des réserves, la stabilisation des devises et l'unification des taux d'intérêt. Cela a été tout le contraire.
Le constat, exact bien que peu original, de Stiglitz sur la montée des réserves aurait du le conduire à aller un pas plus loin dans la déconstruction du système des changes flottants. Il serait alors remonté à la crise de 74 etc. Il ne le fait pas. Les considérations idéologiques, qui forment son identité, l'obligent à ne revenir qu'aux aspects politiques de la dérèglementation des années Reagan-Thatcher. Grave erreur dans le réglage du microscope, ou du macroscope, comme on voudra.
La dérive idéologique de Stiglitz est particulièrement visible lorsqu'il en vient à parler des déséquilibres mondiaux : "Ce système où les pays pauvres prêtent aux riches est très spécial". L'accumulation de dollars est un effet direct des changes flottants avec une monnaie mondiale de facto, le dollar. Il faut des déficits américains mais aussi des créances de la part de tous les autres. La monnaie est à la fois un actif et une dette, comme tous les crédits (actifs pour les uns, passifs pour les autres). Le Japon vient de redevenir premier détenteur de la dette du trésor américain. Ce n'est pas spécialement un pays pauvre. Et le recul de la Chine est principalement politique, pas économique.
On revient toujours à la même question lancinante : quel système économique mondial avons-nous créé en 1971 lorsque les monnaies sont devenues des monnaies administratives sans rapport avec une valeur intangible extérieure et qu'on a laissé flotter la principale monnaie du monde en lui accordant des privilèges exceptionnels. Mais là Stiglitz est aux abonnés absents.
Revenons à notre propos initial : quel nom donner à la crise ? La proposition de Stiglitz s'imposera sans doute, bien qu'elle ne soit pas analytique et préjuge que la crise actuelle ne va pas dégénérer en dépression, ce qui n'est pas absolument certain bien que probable. Elle aurait le mérite d'éviter le mauvais vocable de "crise des subprimes" qui reviendrait à qualifier le tout par la partie.
Le vrai nom devrait être : La grande crise d'endettement mondial de 2007-201x". On voit bien aujourd'hui que la crise des banques est devenue la crise des états endettés. Le simple transfert de la dette du privé au public n'a pas réglé la crise globale. La terminologie proposée ne préjuge pas de la suite. Et elle aurait l'avantage de fixer l'attention sur les mécanismes de cet immense gonflement de dettes, sur les moyens d'y faire face et sur ce qu'il faut faire pour que cela ne recommence pas. .
On peut toujours rêver.
Didier Dufau pour le Cercle des économistes E-toile.
Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef, aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants, explications sur le retard français, analyses de la langueur de l'Europe, réalités de la mondialisation, les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable. Association loi 1901 |