L'inquiétude s'installe

Observer en temps réel l'état de l'opinion est important. Les commentateurs qui feront plus tard l'histoire de la période n'auront pas l'aide (et éventuellement l'inconvénient) qu'offre la perception des attitudes et des sentiments.

En France, pratiquement jusqu'à maintenant, les Français n'ont pas ressenti la crise. L'importance du nombre des fonctionnaires et des retraités, indifférents aux questions d'emplois, ajoutés aux filets de sécurité, qui permettent même à certains licenciés de se faire un pécule inespéré, l'usage massif cette fois-ci du chômage partiel, qui a retardé nombre de licenciements, se sont conjugués pour anesthésier l'opinion.

Pendant des mois, la crise fut sans victime au moins en apparence. Donc sans indignation.

Bien sûr il y eût un début de psychose en septembre 2008 : les Français ont eu une peur bleue pour leur épargne et leurs comptes en banque. Mais elle n'a pas duré.

Traditionnellement l'inquiétude s'installe après un exercice de crise plein. A ce moment là les résultats publiés des entreprises sont désastreux. Les impayés s'accumulent.  Les faillites commencent à enfler. Les jeunes qui apparaissent sur le marché du travail ne trouvent pas d'emploi ou dans des conditions très dégradées (stages, salaires en baisse, petits jobs). Après l'inquiétude un peu résignée vient l'impatience.

Nous entrons dans cette phrase en France et dans la plupart des pays à travers le monde. C'est celle de tous les dangers. La crise est installée. Elle est perçue comme devant durer. La crainte de l'avenir s'accentue en même temps que la tentation de rechercher des boucs émissaires se gonfle.

Voici venu le moment des dissensions internationales :
- La Grèce a du mal à financer sa dette : c'est de leur faute. Qu'ils se débrouillent.  Qu'ils se serrent la ceinture bien étroite. Nous ne paierons pas pour les "pays du Club Med".
- L'Islande ne veut pas payer pour les clients lésés de banques situées sur son territoire.
- La Chine et les Etats-Unis commencent leur ballet d'accusations réciproques.
- Et voici que la France met en cause l'Allemagne pour se désinflation compétitive et ses excédents.

L'enfer, c'est toujours les autres.
Voici venu aussi le temps des dissensions nationales.

Partout les gouvernements en place sont contestés. Mais les oppositions ne sont pas pour autant considérées comme crédibles. Plus personne ne croit plus dans la capacité des politiques de faire face à la situation.  L'abstention aux élections régionales françaises restera comme un des témoins phare de ce phénomène : 53% de non votants, une première !
 
En 1974 la crise avait frappé en même temps qu'un nouveau président se mettait en place. VGE et J. Chirac paraissaient des hommes neufs aptes à faire face à la situation nouvelle. Ils ne l'étaient pas. La sanction viendra en 81. En 1981 le changement de majorité a là aussi masqué la traduction politique de l'inquiétude du pays : le tourbillon du "passage de l'obscurité à la lumière" a occupé les esprits dans un sens ou dans un autre pour quelques temps. Jusqu'au tournant de l'austérité de 2003 jamais déclaré mais bien réel.  En 93, la crise frappe en pleine période de transition électorale avec une cohabitation qui pousse à tout repousser à plus tard. Cela finira avec le coup d'assommoir fiscal d'Alain Juppé. En 2000, la transition politique correspond également à l'éclatement de la crise.

Cette fois ci, la crise se produit en plein milieu d'un quinquennat laissant le pays sans exutoire autre qu'une abstention massive. C'est une situation dangereuse. D'une certaine façon le roi est nu et seul devant l'impatience du pays. Ses positions électorales, qui avaient fait son succès, sont désormais totalement dépassées. N. Sarkozy a été pris à revers sur pratiquement tout son programme affiché.  Ses actions passent pour de l'agitation. Son impuissance face à des problèmes qui le dépassent totalement devient apparente. Le verbe parait décalé des résultats.

L'Europe entre en crise. On voit les grosses ficelles de son assemblage et l'absence totale de réalisme de ses politiques vis à vis de la crise. Bruxelles n'a rien à dire. Les dissensions sont partout et sur tous les sujets. La politique d'ouverture généralisée des frontières sans considération pour les réalités vécues par les acteurs, la destruction de la PAC, l'impuissance généralisée faute de pouvoir bâtir de vraies politiques ajustables, a découragé les européens. L'abstention aux européennes  était déjà massive.
 
Toutes les institutions flottent en apesanteur.
 
Plus personne n'est en charge des  seules choses qui comptent : l'emploi ; les perspectives de croissance.

En revanche tout le monde voit bien que pour les impôts et les mesures draconiennes, on trouve toujours des volontaires, à droite comme à gauche.
 
Aujourd'hui les Européens en général  et les Français en particulier ont désormais compris que la crise était installée pour longtemps et que l'austérité était pour demain. Que faire contre la concurrence "déloyale" des pays à bas salaire et sans protection sociale ? Que faire contre les manifestations de puissance de la Chine et des Etats Unis ?  Où est la source de notre prospérité future ?
 
En plus voici l'écologie et son message malthusien. Sauver la planète, rien de moins, en entrant dans l'abstinence et en portant le cilice, est-ce une perspective ?
 
L'horizon est totalement bouché dans l'esprit de la majorité des Français. Les retraités savent qu'ils sont en première ligne et qu'ils vont être durement frappés (ils ne manifestent pas et vivent de l'argent de la solidarité). Le blocage des retraites en Grèce les fait réfléchir. Les parents voient leurs enfants en danger de mauvaise insertion dans la vie professionnelle. Les mauvais départs sont souvent de mauvaises arrivées !  Les jeunes ne pensent qu'à partir. Partir là où au moins luit une petite lueur d'espoir.
 
La seule courbe que regardent désormais les citoyens est celle du chômage. Il faut généralement trois à quatre ans pour qu'elle s'inverse (si la récession ne tourne pas à la dépression) après le pic de crise. Ce sera bien si elle le fait avant 2012 !  Tout le monde s'attend en 2010 à une Saint Barthélémy des PME françaises. Sous capitalisées la plupart d'entre elles sont incapables de vivre deux exercices successifs comme 2009. Le premier trimestre n'a vu aucune reprise. Tout stagne aux niveaux de 2009. Encore deux trimestres comme cela et la vérité s'imposera : la crise sera pire que 74 et 93. Il n'y a plus de réserves. Nulle part.

Alors oui l'inquiétude gagne. Et s'approfondit. L'insouciance s'est envolée. On s'attend à pire. On anticipe le pire.

Cela peut créer le pire.

Peut-on sortir de cette spirale ?

La réponse est oui. A une condition : le retour d'une politique du plein emploi crédible animée par des responsables disposant des moyens de la mener. Cela suppose d'abandonner le modèle d'une économie mondiale laissée aux seules forces du marchés et de la finance, avec des Etats aux abonnés absents, en attendant une miraculeuse reprise spontanée, une fois les banques sauvées et les déficits creusés.

Si les Etats ne reprennent pas la main de façon concertée pour changer le cours des choses et remettre l'emploi et la croissance au cœur de la politique mondiale, on va droit vers la dépression.

Quel est le levier à leur disposition ? Il n'y en a qu'un seul. Pas trois, pas deux. Un seul.

En annonçant que désormais on en revient aux changes fixes avec élimination des déficits et des excédents aberrants, chaque état étant responsable du plein emploi chez lui en agissant sur tous les leviers possibles mais agissant collectivement dans le sens d'une montée vers plus de croissance, la finance étant désormais strictement contrôlée (avec notamment interdiction du "short" sur les devises, on met fin à la spirale déflationniste qui s'amorce.

Bien sûr la Chine sera obligée de revoir sa politique mercantiliste de captation de l'emploi mondial et de se préoccuper de créer un vrai marché intérieur.

Bien sûr les Etats Unis perdront leur leadership monétaire et devront dévaluer assez fortement.

Bien sûr il faudra découpler d'une façon ou une autre les pays de la zone euro qui ne peuvent s'en sortir qu'avec une dévaluation.  

Bien sûr les banques perdront une grosse partie de leurs gains spéculatifs.

Bien sûr il faudra organiser le commerce mondial des produits agricoles en ne considérant plus le marché mondial comme une poubelle.

Mais un horizon aura été recréé qui permettra aux entreprises de reprendre les investissements.

Cette politique nous l'avons proposée dès les premiers jours après l'explosion du système bancaire mondial. Nous n'avons pas à en changer une virgule, 18 mois plus tard.

La seule différence vient du changement de psychologie des populations : désormais elles s'inquiètent ; demain elles peuvent déprimer ou s'emballer. La crise de 29 s'est emballée en 1932-33 devant l'impatience des populations relayées par les politiques. Tout s'est alors crispé. Et il faudra attendre la guerre pour mettre fin à la spirale des grosses bêtises.

Il est encore temps de prendre la situation à bras le corps. Espérer comme la BCE dans l'application des seuls traités sans politique économique concertée est une absurdité. On ne pilote pas l'économie d'une zone monétaire par les seuls traités.  Aucune relance individuelle dans un système de changes flottants n'est efficace, l'expérience le 2009 le prouve. La finance mondiale ne jouera pas la croissance et l'investissement. Mais les gains spéculatifs. Il n'y a strictement rien à attendre d'elle.

Rien ne se dénouera tout seul. Il n'y aura pas de reprise spontanée.

Mais il n'y a pas de pilote dans l'avion, ni même de logiciel pour guider l'avion. L'essentiel de l'inquiétude qui s'exprime désormais vient de là.

Elle est légitime.



Commentaire
DUTRIEUX Philippe's Gravatar Que pensez vous des leviers que l'on entend ces temps ci surtout du côté US :
-droit de douanes de 25% sur les importations chinoises
-contrôle simultané des mouvements de capitaux
Cela ne va t' il pas dans le bon sens ? Hormis bien sûr votre désir de revenir aux changes fixes et d'éliminer les déficits et excédents aberrants qui seraient certainement la solution idéale.
Votre avis nous serait précieux...
Merci
# Posté par DUTRIEUX Philippe | 18/03/10 13:12
DD's Gravatar Nous avons répondu à la question dans notre dernier article.

D'une façon générale des mesures qui pourraient être utiles dans un cadre rigoureux et pensé peuvent être une catastrophe si elles sont vues isolément.

Dans le cas de Krugman il reprend une antienne entendue déjà mille fois aux Etats Unis qui veut les déficits américains sont ,la faute des autres qui doivent prendre et eux seuls des mesures correctrices sous menace de sanctions diverses.

A la fin des années 60 la première crise du dollar, due aux mêmes causes qu'actuellement, mais à une échelle moins importante, avait déjà été vue par les américains comme une agression contre les Etats unis. Les Allemands en avaient assez d'importer de la création monétaire et s'étaient rebellés. Les autres ont réagi en suspendant la conversion. Et on est tombé dans la stagflation pendant 10 ans à la suite des réactions. Ensuite c'est le Japon qui a été en ligne de mire. La crise de 98 fut mise sur le compte des états asiatiques à "cronies", ce qui était totalement injurieux et déplacé. Maintenant la Chine est en ligne de mire.

L'important est de comprendre et de maîtriser un système global qui implique un déficit américain excessif et des déficits parallèles ailleurs, en même temps que l'instabilité devient générale et l'endettement massif.

Sans toucher au système global, pas de salut. Lors d'une récente conférence j'ai été contesté par un auditeur qui ne voulait pas admettre que le système des changes flottants étaient orphelin de toute théorie économique. Je lui ai montré un des livres américains majeurs de l'enseignement économique universitaire aux Etats Unis en 1970. Je lui ai demandé de bien vouloir chercher dans le millier de pages du manuel considéré alors comme la référence une explication globale sur les changes flottants. Il a pu vérifier qu'il n'y avait PAS UN SEUL MOT sur la question.

Dans un système complètement réorienté, la régionalisation du FMI pourrait avoir du sens, comme la Taxe de compensation monétaire (façon Krugman), comme la pénalisation des capitaux à court terme, comme, comme etc.

Mais déchirer par petits bouts le non système actuel ne mènera à rien. On ne change pas d'orthodoxie sans un minimum de cohérence. C'est d'ailleurs la leçon principale de la crise de 29 et de l'échec de Bretton Woods en 71.

En URSS on faisait constamment des expériences pour retrouver une agriculture digne de ce nom. Mais on ne voulait jamais changer le système global de collectivisation. Résultat : toutes les expériences finissaient mal.
# Posté par DD | 23/03/10 08:13
SD's Gravatar Un confirmation intéressante de l'inquiétude générale : le titre de l'édito du Monde de ce lundi 22 mars 2010 : "l'inquiétude".

Sylvain
# Posté par SD | 23/03/10 08:15
DUTRIEUX Philippe's Gravatar il est clair que des mesures prises isolément peuvent aller dans le bon sens...
comme nous sommes loin d'une prise de conscience globale du problème (changes flottants)et donc d'une solution globale, espérons que la somme de ces mesures finira par apporter une réponse cohérente à la crise même si l'on peut en douter...
merci pour vos réponses et vos articles toujours aussi éclairants
@+
# Posté par DUTRIEUX Philippe | 23/03/10 10:59
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