Une difficulté non surmontée : l'interdisciplinarité en histoire économique.

La lecture frustrante, et même franchement agaçante,  du livre de Jacques Le Goff "le moyen âge et l'argent" (Perrin) est l'occasion de rappeler combien l'histoire économique a du mal à décoller, notamment en France, et, au sein de  l'histoire économique, celle de la monnaie.

Nous ne souhaitons pas particulièrement pointer du doigt le livre de Le Goff dont le crédit comme historien et médiéviste n'est plus à faire. Nous ne voulons que souligner, à partir d'un texte écrit par un bon historien, comment la faible interdisciplinarité entre historiens de différentes spécialités et économistes continue à être dommageable.

Le symbole de cette incompréhension presque structurelle se retrouve dans le vocabulaire employé par Le Goff. Le mot "argent" n'a pas de sens en économie et le langage trivial est trompeur. Avoir de l'argent n'est pas un concept économique. Parce que l'économie connait des réalités différentes qui sont représentées par des concepts différents et des mots différents. Avoir de l'argent cela peut vouloir dire qu'on a un bon revenu, ou du capital, ou de la monnaie en compte ou un stock de monnaie métallique, ou de l'argent métal non monétaire. Revenu, capital, monnaie sont des réalités liées mais différentes. Le Goff ne fait aucune différence et même reproche au meilleur livre (anglais) sur la monnaie au moyen âge d'être trop "monétariste".  L'abus du terme "argent" sans précision devient rapidement insupportable pour le lecteur qui a un minimum de connaissance économique.

Un autre exemple, aussi manifeste qu'élémentaire, est la confusion qui fait entrer la monnaie de billon dans une notion totalement controuvée de trimétallisme. Mono métallisme or ou bimétallisme  or argent sont deux systèmes parfaitement classés par la doctrine économique et chacun se moque totalement de la forme que prend la monnaie de poche. 

En Italie, dans les années 60, la dévaluation de la lire avait été si forte que la petite monnaie (les pièces de 1 à 10 lires) avaient purement et simplement disparues. Sur les autoroutes elles avaient été remplacées ...par des bonbons. Le plus drôle c'est que toute une production de bonbons acidulés d'extrême mauvaise qualité s'était alors développée (sans doute sur le principe qu'une mauvaise monnaie chasse la bonne...). Personne n'est venu expliquer que le bonbon était une monnaie et qu'il fallait intégrer le bonbon dans la définition du système monétaire, avec intervention de la banque centrale d'Italie. Les petites monnaies divisionnaires, dont la valeur est essentiellement symbolique et pratique, ont de tout temps été constituées d'à peu près tout et n'importe quoi. Si l'on veut un autre exemple, pensons à la cigarette en Allemagne à la Libération !

Lors que Le Goff écrit : "le bimétallisme fut rétabli ou plutôt selon le terme judicieux d'Alain Guerreau, le trimétallisme car les historiens de la monnaie ont trop peu tenu compte de l'importance des monnaies de faible valeur" en cuivre, il ne fait que signaler que les deux auteurs n'ont aucune connaissance en économie monétaire. On ne dit pas aujourd'hui qu'on vit dans un multi métallisme monétaire parce que la monnaie divisionnaire utilise une infinité de variantes d'alliages ! Ce genre d'affirmation est simplement grotesque, le terme de ce M. Guerreau est tout sauf judicieux et la caution que lui donne le Goff plus que regrettable si on pense aux reprises qui seront faites de cette ineptie par les élèves perroquets.

On en finirait pas de relever des impropriétés de ce type. Comme d'habitude le rôle de la monnaie au haut moyen âge est totalement sous estimée. S'il est vrai que la chute de Rome sous le poids des "barbares" a entraîné de multiples régressions, il est faux de croire que la monnaie a quasiment disparu. La monnaie d'or reste la base du système byzantin et du monde musulman tout autour du bassin méditerranéen et les échanges n'ont jamais cessé, ni les liens monétaires et financiers, avec l'Europe. Les syriaques (même pas cités dans le livre)  font des prêts à intérêts partout dans l'Europe médiévale avant même les juifs, car ils disposent du numéraire. L'histoire de Venise qui en liaison avec Florence (et le Vatican) s'arroge le trafic or contre argent, ne commence pas au XIIIème siècle.

Une autre erreur classique est de croire que la monnaie suit bêtement et méchamment  le développement économique. C'est totalement faux. L'erreur est le miroir d'une autre erreur cette fois ci véhiculée par les économistes non historiens qui ont toujours voulu croire que la monnaie était une excroissance  symbiotique du monde marchand. La vérité historique est totalement différente : la monnaie est née au confluent du "sabre et du goupillon", d'un accord entre temple et rois, et a été plus utilisée au départ pour financer les dames de petite vertu qui vivaient autour des temples et les soldats que le commerce international.  Les Phéniciens, principal peuple marchand de cette période, refusèrent avec obstination d'utiliser le monnaie métallique pendant près de cinq siècles avant de se rallier au "système athénien" qui avait codifié son usage et sa doctrine. Le haut moyen âge a toujours eu recours à la monnaie parce que rois et empereurs puis papes en avait besoin.

Arrêtons là. Tout le monde aura compris que l'absence de fécondation entre l'histoire religieuse et des temples, l'histoire des mœurs, l'histoire des rois et des guerres, l'économie et la connaissance des numismates,  produit de mauvais résultats.  

Le livre de Le Goff est très consciencieux ; il apporte un nombre considérable d'éclairages à partir soit de textes de l'époque soit des livres existants sur la période. Mais il a un gros défaut : il n'est pas réellement pertinent. L'histoire de la monnaie, du revenu, du capital ou de ce qu'on voudra au moyen âge reste encore à faire. Lorsque l'éditeur écrit à propos du livre :  " Une telle mise au point, conçue pour le plus large public, n'existait pas sous cette forme. Elle redresse bien des idées reçues", il se trompe et trompe le lecteur. Le livre traduit les idées recues habituelles et, pire,  cautionne  des idées fausses !  

Si économistes, numismates, historiens de différentes spécialités voulaient bien se donner la main (ou la connaissance), l'histoire monétaire deviendrait autrement convaincante. Qui a dit qu'il ne restait pas de terres vierges pour la connaissance ? Ici, tout ou presque reste à faire.

Didier Dufau pour le Cercle des Economistes E-toile.



Commentaire
Sarton du Jonchay's Gravatar Vous suggérer un fait que nous devrions méditer. La monnaie est d'abord la représentation d'une autorité politique et d'une foi religieuse avant d'être un instrument concret d'échange. La monnaie est une forme métaphysique avant d'être concrétisée en diverses matières.
# Posté par Sarton du Jonchay | 16/04/10 14:03
DD's Gravatar Mais oui ! Ce que tous les économistes classiques ont éludé faute de connaissances historiques. L'affirmation de Milton Friedman comme quoi "la monnaie est une marchandise comme les autres" est fausse. On le voit bien aujourd'hui.

DD
# Posté par DD | 28/04/10 11:04
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Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef,   aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit  parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants,  explications  sur le retard français,   analyses de la langueur de l'Europe,  réalités de la mondialisation,  les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable.

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