A propos d'un livre remarquable de J.P. Chevènement
"La France est-elle finie ? " de Jean Pierre Chevènement est un livre rare, un de ceux dont on ne croyait plus les politiques capables : profondeur de l'analyse historique, qualité de l'observation économique, hauteur de la réflexion géo-politique, souci de conserver une certaine cohérence idéologique, préoccupation de l'avenir national. .. L'ouvrage est presque trop riche. Chaque thème aurait pu faire l'objet d'un livre à lui seul.
L'auteur est un témoin : il a été au gouvernement , entre deux démissions, pendant l'essentiel des gouvernements dirigés par les socialistes au moment où le socialisme s'effondrait. Il est aussi un penseur et un théoricien qui via le CERES a toujours tenté d'inscrire son action politique dans un cadre de réflexion plus générale.
Le lecteur trouvera à la fois un fourmillement de détails sur ce qui s'est passé et les attitudes des uns et des autres, en même temps qu'une vision plus générale de l'évolution économique, diplomatique et sociale de la période.
La force de ce témoignage et de cette analyse tient au fait que J.P. Chevènement est un vaincu. Sa fraction a été marginalisée dans le mouvement socialiste et le socialisme lui-même s'est dissous dans un social libéralisme qui le rend, pour le socialisme de gouvernement, indiscernable de la droite "compassionnelle" de gouvernement.
Les livres de vaincus sont toujours les plus intéressants. La défaite force à réfléchir et à en appeler à l'histoire. Triompher a posteriori avec l'appui des évènements est plus qu'une consolation.
Un homme politique marginalisé et même jusqu'à un certain point ridiculisé par la frange dominante de son parti est bien placé pour tirer les leçons des échecs de son camp.
Comme la politique de ce dit camp se confond pratiquement avec la politique qui a été appliquée depuis 30 ans, tous bords politiques confondus, la critique est globale et concerne la France dans son ensemble. Comme dans le même temps, le monde a connu un changement de paradigme général avec la mise en place de la mondialisation libérale et l'Europe a changé de nature avec le vote du traité de Maastricht, on ne peut parler de la France sans parler de l'Europe et du monde.
La critique va obligatoirement porter sur les grands changements de cap. La conversion libérale des socialistes est-elle une bonne chose ? L'Euro est-il une bonne solution ? La financiarisation du capitalisme mondialisé est-elle la meilleure évolution ?
L'auteur avait manifesté qu'il était contre toutes ces évolutions. La crise la plus sévère depuis 1929 lui permet de répondre non à toutes ces questions. Mais lui donne-t-elle raison ? Et a-t-il les vraies solutions ? C'est tout l'enjeu du livre.
Notre réponse est indubitablement non, même si on retrouve dans le livre en mains endroits des développements que nous avons faits à longueur d'article sur ce blog. L'observation honnête des faits ne permet guère de s'égarer sur ce qui ne va pas. Il est plus difficile de s'accorder sur les causes et les solutions.
Ce qui nous plait dans l'analyse de l'auteur c'est qu'il met l'accent sur la question des changes. Globalement il a compris que le mercantilisme chinois et le laxisme monétaire américain sont à la source de l'essentiel des difficultés. Pour l'Europe il a compris qu'un système de monnaie unique avec des politiques non coordonnées et un mercantilisme allemand délétère ne pouvaient mener qu'à la catastrophe..
Sans être un théoricien de la monnaie Jean Pierre Chevènement a parfaitement compris que le double système mis en place, liberté totale des mouvements de capitaux, de marchandises et d'hommes dans des marchés laissés à eux même et en même temps carcan européen se retournait contre la prospérité en général et celle de la France en particulier.
Nous n'avons pratiquement rien à redire à la description qu'il fait des difficultés rencontrées et l'inanité des politiques suivies pour y faire face. Nous aurions pu écrire des pages entières du livre et nos lecteurs y seront surpris de trouver des pages qui sont pratiquement des décalcomanies des nôtres. Non pas que nous ayons été copiés, mais les faits s'imposent dès qu'on prend la liberté de les regarder en face.
En revanche, nous avons un désaccord majeur sur les causes. J.P. Chevènement date les difficultés au tournant "néo-libéral" de Reagan- et Thatcher. Pour lui la source de la crise est purement politique et idéologique. Un "cycle de pensée néolibérale" s'est mis en place qui a tout emporté. En 2003 F. Mitterrand s'est également laissé emporté pour ne pas se couper du reste du mouvement social démocrate gagné lui aussi par ce changement radical. Du coup la solution pour notre auteur est de changer à nouveau de doctrine en revenant en arrière. On entre en plein dans la querelle idéologique "altermondialisme" ou "néolibéralisme" qui en vérité n'a pas le moindre intérêt.
Ce que l'auteur ne comprend pas, c'est pourquoi on a changé ce fameux "paradigme". Comme beaucoup il se trompe d'une dizaine d'années. Le vrai changement date de l'effondrement du système de Bretton Woods. On est passé d'un système de changes fixes et ajustables où chaque pays avait une certaine responsabilité vis-à-vis de son taux de change et développait des politiques de plein emploi en tentant de "ne pas faire plus de bêtises que les autres" à une période de désordres intellectuels, politiques et pratiques. Le nouveau système n'a pas été imaginé, conçu, armé par des raisonnements fondés sur des théories. Il est survenu par voie de fait.
Il a fallu dix ans pour se rendre compte que le keynésianisme plus ou moins larvé qui nourrissait les politiques économiques des Etats ne marchait plus. La relance Chirac et la relance Mauroy furent deux échecs apocalyptiques et propédeutiques. En système de changes flottants le keynésianisme ne marche pas. Inflation et stagnation succédèrent à 25 ans de croissance rapide.
Les conditions géopolitiques n'étant pas là pour comprendre les raisons de l'échec de Bretton-Woods et y remédier, et le keynésianisme s'avérant inopérant, il a bien fallu trouver autre chose. Cet autre chose a été l'ouverture générale des marchés. Le contrôle étatique des marchés n'avaient en réalité qu'une seule fin : contrôler les déséquilibres des balances commerciales et de capitaux. A partir du moment où les monnaies flottaient et que tout le monde s'était accordé à la Jamaïque sur le fait qu'on allait jouer la carte du flottement généralisé dans la durée, faute d'alternative politique du fait de la volonté américaine, il fallait en tirer les conséquences. Ce que la gauche appelle le "néolibéralisme", c'est-à-dire en fait le démantèlement des encadrement s financiers et commerciaux rendus nécessaires en changes fixes par le contrôle de la valeur externe de sa monnaie, est la conséquence directe des accords de la Jamaïque. Le monde a joué une carte nouvelle de liberté économique généralisée. En espérant que Milton Friedman avait raison. L'ennui c'est qu'il va être entièrement démenti par les faits.
On attendait que se déchaînent des forces longtemps comprimées. Cela n'a pas manqué. La liberté de circulation presque totale des hommes, des marchandises et des capitaux a provoqué des mouvements très violents qui, en l'absence de toute règle et du fait des rapports de forces devenus sans limites, ont commis des dégâts irréparables chez les plus faibles et ralentit globalement le trend de croissance mondial, tout en rendant l'ensemble du système vulnérables à des crises de plus en plus graves. L'instauration d'un ilot de fixité des changes dans un océan de flottement dans une zone Euro sans gouvernance réelle pour des raisons purement politiques a révélé son caractère de pari éthéré et de réalité fragile.
Faute de comprendre la source des évolutions économiques constatées, J. P. Chevènement ne sait plus quoi proposer. Abandonner l'Euro en soit n'est pas une réponse. Règlementer les mouvements de marchandises ? C'est revenir au protectionnisme pour le protectionnisme avec toutes ses conséquences fâcheuses. Règlementer les mouvements d'hommes ? Eric Zemmour a bien noté que l'auteur s'en gardait, dans la confrontation avec Chevènement qui a eu lieu sur une chaîne publique ce dernier samedi.. Alors que lui a franchi le cap depuis longtemps et s'en ai fait une spécialité. Règlementer les mouvements de capitaux ? Là tout le monde est d'accord. Les banquiers sont des vilains et les mouvements de capitaux profondément malsains par nature. Mais les investissements ? Mais les nécessaires investissements dans les économies en développement ?
Du coup le livre finit dans l'impasse. Oui l'emploi doit être le guide suprême de la politique. Oui la croissance est nécessaire et les doctrines de la décroissance heureuse sont dangereuses. Il suffit de regarder ce qui se passe en Tunisie pour s'en rendre compte. Oui le rôle des Etats est bien d'assurer l'emploi et la croissance. Mais on ne peut pas le faire en figeant le monde et en bridant toutes les libertés individuelles et collectives.
La question n'est pas : capitalisme ou socialisme et encore moins "néolibéralisme" et "étatisation".
La meilleure analogie est agricole. Tout le monde sait qu'un système d'irrigation ne fonctionne que dans la mesure où il n'ya pas d'inondation. Il faut mettre à son service les forces de la nature mais en les canalisant. Il faut des vannes et une politique d'ajustement astucieuse et savante, ennemie des à coups.
En supprimant les changes fixes et l'obligation pour les états de faire attention à leurs équilibres généraux, on a supprimé le jeu de vannes qui permettait une certaine stabilité du système dans un courant général vers le plein emploi et la croissance.
La vraie solution aux difficultés des accords de Bretton Woods était dans la réforme de leur défaut structurel : le rôle exagéré du dollar comme monnaie mondiale et les déficits perpétuels de balances des paiements qu'il permettait et même imposait . le blocage de cette solution par les Etats Unis a provoqué une fuite en avant qui finit en désastre. Il faut non pas fantasmer sur des changement de paradigmes ou de société mais en revenir à un système de canalisation monétaire qui permette une gestion harmonisée de la croissance mondiale bénéfique pour tous.
Il faudra des écluses aussi bien pour les mouvements de capitaux, de marchandises et d'hommes tant qu'il n'y aura pas de gouvernement mondial unique de l'humanité. Ce qui n'est pas pour tout de suite.
Croire que l'absence totale de canaux et d'écluses permettra d'irriguer la croissance mondiale est une foutaise. L'affaire est désormais réglée. Bien dimensionner ces écluses pour qu'elle laissent passer ce qu'il faut de courant de liberté et d'énergie pour conserver le dynamisme partout , voilà le défi.
Didier Dufau pour le Cercle des économistes e-toile.
Le cercle des économistes regroupés dans E-TOILE autour de Didier Dufau, Economiste en Chef, aborde des questions largement tabous dans les media français et internationaux soit du fait de leur complexité apparente, soit parce que l'esprit du temps interdit qu'on en discute a fond. Visions critiques sur les changes flottants, explications sur le retard français, analyses de la langueur de l'Europe, réalités de la mondialisation, les économistes d'E-Toile, contrairement aux medias français, ne refusent aucun débat. Ils prennent le risque d'annoncer des évolutions tres a l'avance et éclairent l'actualité avec une force de perception remarquable. Association loi 1901 |