Qui donc a voulu l'Euro ?

Alors que la zone Euro est désormais en sursis, le projet d'unification monétaire manque aujourd'hui de parrains motivés mais aussi de père. Alors qu'il était présenté naguère comme allant tellement de soi qu'il n'était même pas la peine d'en discuter le fondement, on voit maintenant les thuriféraires d'hier devenir les procureurs d'aujourd'hui, souvent avec la même absence d'arguments.

M. Slama dans le Figaro du jour (16.11.2011) stigmatise une erreur évidente parce qu'on aurait pas respecté les règles économiques pourtant si claires et si bien établies des "zones monétaires optimales".  Que ne l'avait-il pas dit avant ! 

Le destin des économistes de la monnaies est d'être récupérés par des ignares en économie, semble-t-il.  Après Tobin, c'est le tour de Mundell.

M. Slama ne sait sans doute pas que Mundell trouvait que les Etats-unis n'étaient pas une zone monétaire optimale, ce qui n'a pas empêché que le dollar y règne en maître depuis des lustres. Il sait sans doute encore moins qu'il était pour une monnaie unique mondiale !

La théorie des zones monétaires optimales  est en vérité sans grande portée. Comme nous l'avons écrit à plusieurs reprises sur ce blog, la monnaie unique est une opération politique et marginalement économique.  Mundell fait de ce préalable politique un élément de cet "optimum" introuvable.  En vérité la règle d'optimalité "spontanée" est quasiment tautologique : elle suppose le problème résolu : si ma tante etc.

Une zone monétaire ne peut certes réussir que sous conditions. La première est d'avoir une banque centrale qui s'occupe de la monnaie aussi bien du point de vue de sa valeur interne que de celui de sa valeur externe. La seconde est une unification ou au moins une coordination très forte des politiques économiques de la zone. La troisième est l'existence d'instruments collectifs d'intervention en cas de difficultés. On peut ajouter un tarif extérieur commun pour assurer la cohésion prioritaire de la zone et le rattrapage des différences de niveaux de vie. Et il vaut mieux que le système monétaire international soit de type "changes fixes et ajustables".

Ce n'est pas tant le fait qu'on ait créé une zone monétaire qui est problématique. C'est de l'avoir fait sans mettre en place les institutions et les instruments correspondants.  La BCE a comme seul objectif de maintenir la valeur interne de l'euro en terme de pouvoir d'achat. Les états ont interdiction formelle d'emprunter auprès de la BCE. Il n'y a pas de coordination du contrôle et du pilotage économique, en dépit d'Ecofin et de M. Juncker. Il n'y a pas d'Eurobonds, chaque état étant responsable seul de sa dette.  Nous vivons globalement dans un système de changes flottants. Les droits de douane ont été pratiquement supprimés unilatéralement avec les pays hors zone. La liberté de mouvements des capitaux est totale. Cela ne peut pas marcher durablement.

Au lieu d'attaquer ces questions de front, les gouvernants de l'Euroland ne pensent qu'à "rassurer les marchés". Il vaudrait mieux leur faire peur. Si la BCE avait le pouvoir de créer autant de monnaie qu'il est nécessaire pour faire baisser les coûts d'emprunts des états attaqués, la spéculation s'écarterait immédiatement des marchés publics obligataires.  Elle serait sûre de perdre. La preuve ? La Livre anglaise n'est pas attaquée alors que les fondamentaux du Royaume Unis sont tragiques et que le succès du coup de massue du gouvernement conservateur se traduit surtout par un risque de récession aggravée.  Tout le monde craint Mervyn King, le gouverneur de la Banque d'Angleterre,  qui peut lâcher les chiens quand il veut autant qu'il veut pour contrer toute attaque. Dans l'autre sens on a vu la Banque centrale helvétique se déchaîner pour faire baisser le cours du franc suisse et réussir son coup à contrecourant des marchés. D'accord c'est un trader de l'UBS qui a dégusté ! Les marchés savent retenir des leçons à plusieurs milliards de dollars (d'euros ou de francs suisses) de pertes.
 
Au lieu de discuter de ces questions fondamentales on s'acharne désormais sur ce qu'on avait adoré. Pour le lecteur la situation devient comique. L'un dit : "salauds d'Allemands : l'Euro c'est eux qui l'ont voulu réalisant le rêve d'Hitler". L'autre réplique : "c'est cet idiot de Mitterrand dont les connaissances économiques ont toujours été un peu juste qui a imposé l'Euro pour donner son autorisation à l'unité retrouvé de la nation allemande".

Comme si le projet d'union économique et monétaire datait de ces 20 dernières années !  Qui se souvient que le projet "d'union économique et monétaire" (c'est nous qui soulignons), date du 2 décembre 1969, par des décisions des pays membres de la CEE réunis à la Haye.  Que l'on sache, ni Mitterrand ni Kohl n'étaient aux affaires. Il faudra trente ans pour le faire passer dans les faits.

Voici l'article 8 du communiqué final :
 
" 8. Ils [les chefs d'état européens ]ont réaffirmé leur volonté de faire progresser plus rapidement le développement ultérieur nécessaire au renforcement de la Communauté et à son développement en une union économique. Ils sont d'avis que le processus d'intégration doit aboutir à une Communauté de stabilité et de croissance. Dans ce but, ils sont convenus qu'au sein du Conseil, sur la base du mémorandum présenté par la Commission le 12 février 1969, et en étroite collaboration avec cette dernière, un plan par étapes sera élaboré au cours de l'année 1970 en vue de la création d'une union économique et monétaire.  Le développement de la coopération monétaire devrait s'appuyer sur l'harmonisation des politiques économiques.  Ils sont convenus de faire examiner la possibilité d'instituer un fonds de réserve européen auquel devrait aboutir une politique économique et monétaire commune".

On s'appuie sur le "plan Barre", qui explicite  les mécanismes de la "convergence des politiques économiques et la coordination des politiques monétaires".  Le 6 mars 1970 on créé un groupe de travail pour élaborer un programme de réalisation du plan Barre. Le 8 octobre 1970 voit la remise du rapport final du Groupe Werner. On y propose : "une union monétaire caractérisée par la convertibilité totale et irréversible  des monnaies, l'élimination des marges de fluctuations, la fixation irrévocable des parités". La monnaie unique est considérée comme l'option préférable. Le rapport peut être lu ici (http://ec.europa.eu/economy_finance/emu_history/documentation/chapter5/19701008fr072realunionecomon.pdf).

On y trouve cette phrase qui, aujourd'hui, prend un air tout à fait épatant :
"L'union économique et monétaire permettra de réaliser une zone à l'intérieur de laquelle les biens et les services, les personnes et les capitaux circuleront librement et sans distorsions de concurrence, sans pour autant  engendrer des déséquilibres structurels ou régionaux. La mise en œuvre d'une telle union améliorera de façon durable le bien-être dans la Communauté et renforcera la contribution de cette dernière à l'équilibre économique et monétaire du monde."

On constatera que le rapport ne met pas véritablement en garde sur les conditions du succès d'une union monétaire. Il affirme qu'il apportera le bonheur. Les raisons techniques  invoquées pour progresser sur cette voie sont très légères : l'interpénétration des économies et la gestion des politiques communes rendent possible et souhaitable l'union monétaire.
 

On retrouve ici le caractère d'acte de foi ou de pur slogan comme on voudra de la création d'une zone monétaire européenne. On doit la faire parce qu'il le faut. Il le faut parce que c'est un progrès "décisif" sur la voie de l'intégration.  L'intendance suivra. L'orientation générale est politique, plus économique. On considère l'économique comme le levier de l'union politique.


Pas de chance, les allemands las des excès américains  déclenchent en 71  les manœuvres qui aboutiront à l'inconvertibilité du dollar en or et au flottement généralisé des monnaies.

 
Il devient pratiquement impossible de mettre en œuvre un ilot de fixité dans un océan de flexibilité. Personne ne le voit dans les instances européennes. Au contraire on considère qu'il est d'autant plus important de créer un bloc fixe que le reste du monde devient flexible. Il s'agit ici encore d'une croyance, ou d'un postulat.  Elle n'est fondée sur aucune analyse économique sérieuse.  Le rapport Marjolin plaide pour la construction de l'union monétaire à l'horizon 1980 en dépit des difficultés posées par les changes flottants.


Il est vrai que le "serpent monétaire" mis en place à la suite du rapport Werner passe son temps à exploser. Les Allemands pendant toute la période considèrent qu'il appartient aux pays en difficulté de faire les efforts nécessaires pour recoller au peloton. Déjà. Ce sont exactement les mêmes considérants qu'aujourd'hui. Sans en changer une virgule.


Et pourtant Valéry Giscard, devenu Président,  va convaincre Helmut Schmidt de créer le SME, premier pas vers Maastricht. 
Pourquoi ? La réponse est donnée par Jacques van Ypersele  : "Le soutien accordé par le chancelier Schmidt à la création du SME fut partiellement motivé par son désir d'atténuer l'impact de la faiblesse du dollar en étalant sur une zone monétaire plus large ".


Le bon Helmut voit d'abord l'intérêt allemand.


Toute la contradiction des positions d'Angela Merkel est déjà présente à la fin des années 70.  Les Allemands sont prêts à une union monétaire à la condition que "les pays du club med" se comportent comme des Allemands et font les efforts nécessaires. L'Allemagne ne sera plus en butte aux dévaluation compétitives de la France et de l'Italie. Et la nouvelle monnaie sera moins forte que n'aurait été le DM qui cessera de ce fait d'être constamment enquiquiné par des apports de capitaux cherchant la sécurité. En un mot, les Allemands veulent le beurre et l'argent du beurre : une monnaie suffisamment faible pour exporter dans le monde entier et des partenaires suffisamment raisonnables pour que la supériorité industrielle allemande puisse s'exercer pleinement en Europe sans qu'ils dévaluent.


Heureux allemands qui disposent d'un Chancelier qui fait ses comptes et caresse des arrières pensées.  Giscard n'a jamais expliqué pourquoi l'Euro serait favorable aux français. Il l'a décrété. On attend toujours la justification pratique de l'intérêt français.


La terrible stagflation des années 70 a conduit les gouvernants français et européens à comprendre que la stabilité des prix et la modération des salaires était nécessaire.  Giscard n'a pas de véritable dessein pour la France dans l'affaire du SME, sinon l'idée que la France doit jouer un rôle pilote dans la construction européenne. Se débarrasser du risque d'être jugé sur un Franc toujours sous la menace d'une dévaluation a certainement joué.


La crise de 1992 a failli tout faire capoter. La chute de l'URSS et l'élargissement de l'Europe à de nouveaux pays poseront de nouvelles questions.  Mais jamais le projet d'union économique et monétaire ne sera abandonné. Il sera mis en œuvre en 1999.


La crise de 2007- 201x va faire éclater toutes ses faiblesses structurelles et l'inconscience  des différents dirigeants devant les contraintes réelles d'une monnaie unique dans un monde de changes flottants et sans remplir aucune des conditions que nous avons rappelées au début de cet article.


Les fédéralistes européens comme Delors ont considéré que les avertissements techniques n'avaient pas leur place devant l'énormité grandiose de la tâche à accomplir : faire naître  les Etats-Unis d'Europe en réduisant les réticences des peuples,  en créant des états de fait successifs. En un mot ils ont repris la méthode Monnet consistant à constamment mettre la charrue avant les bœufs. Il serait bien temps lors que la charrue serait trop piétinée de faire les sauts institutionnels supplémentaires. L'article récent de Joschka Fischer exigeant le passage au fédéralisme maintenant est typique de la démarche des europhiles absolus, qu'ils soient allemands ou français.


On comprend leur panique devant la demande de referendum de Papandréou et leur soulagement de voir  la nomination rapide en Grèce et en Italie d'eurocrates pur jus.  L'Europe a toujours eu une horreur absolue du peuple et M. Giscard amuse son monde en prétendant fort hypocritement dans un article récent  que le referendum grec  aurait du être mené à son terme et que les Grecs auraient voté OUI pour une austérité phénoménale.


Les gouvernements du "sud" découvre le piège allemand. Face au mercantilisme allemand et à la spéculation sur leur dette ils n'ont que le choix de la déflation ou de la faillite. Cela vaut naturellement pour la France.


Et les Allemands découvrent que l'avantage qu'ils ont réussi à obtenir n'est durable que si l'Euro n'éclate pas car sinon le DM repartira vers les sommets avec un double effet : la perte d'une partie de ses positions fondamentales en Europe et une perte de compétitivité très forte dans le monde malgré ses décentralisations en Mittel Europa.  Sans compter sur les effets dépressionnistes de l'éclatement de la zone Europe sur l'économie mondiale.


Tout le monde est donc coincé y compris les Etats-Unis, le Japon et la Chine qui seraient gravement touchés par un effondrement de l'Euroland.

  
La solution "organisée"  passe obligatoirement par la recréation d'un système monétaire international basé sur des changes fixes et ajustables, dont la monnaie étalon ne serait plus le dollar et, en Europe, par l'élimination des possibilités de spéculation sur les dettes souveraines  et l'abandon de certaines créances irrécouvrables sur les pays les plus mal lotis, pour y limiter l'ajustement par la déflation.


Sinon les réalités étant plus fortes que les petits calculs, on aura l'explosion de la zone euro, une revalorisation massive du nouveau Mark,  l'effondrement du commerce international, la ruine des créanciers en dollars (mais oui messieurs les Chinois et les Japonais), des dévaluations massives en France et partout ailleurs avec une faillite avérée du système bancaire international  et la perte de l'épargne mondiale.  


Epatant, non ?


Quatre ans déjà que nous répétons cette  antienne, pardons pour cette antiphoné (respectons le grec sinon la Grèce !).  Mais qui avait raison ?


La question du bien fondé de l'Euro, des conditions de son sauvetage, des réformes nécessaires à sa poursuite devrait être au cœur de la campagne électorale présidentielle française. 


Souhaitons qu'on ne se contente pas des vaticinations (contre) et des prêches (pour) habituels. Il faut être un peu plus précis que cela.  L'Euro est actuellement un objet politique fort et un objet économique faible.  On peut légitimement défendre l'Euro pour des raisons politiques sensées  et même enthousiasmantes. Mais il faut alors en faire une réalité économique solide, comprendre comment, formuler et assumer les réformes indispensables.


Si l'Euro devait exploser juste avant la date de l'élection du président français, que resterait-il de MM. Sarkozy et Hollande ?


Il serait bon également de dire à M. Joschka Fischer que le saut vers le fédéralisme total n'est pas la solution, mais qu' il faut parvenir à un nouveau Bretton Woods,  une nouvelle définition des rôles et moyens de la BCE, et la fin du mercantilisme unilatéral allemand.


Karl Peiper pour le Cercle des économistes e-toile

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