J. Stiglitz et les causes de la Grande Récession

Nous poursuivons ici l'analyse des thèses du livre que le "prix Nobel" de l'économie vient de faire paraître (Le triomphe de la cupidité).

L'auteur n'oublie pas l'inévitable passage sur les subprimes, traitées en profondeur, mais aussi avec le souci de marquer des points dans son long combat idéologique  avec les purs libéraux. Ces derniers ayant beaucoup insisté sur le fait qu'il s'agit d'une politique d'état qui a dérapé, il tente d'annuler cet argument en montrant que tous les marchés hypothécaires ne sont pas aussi morbides que celui des Etats Unis et que ce sont les lobbies bancaires qui ont fait échouer toutes les législations qui auraient permis de mettre en œuvre des solutions plus profitables aux consommateurs qu'aux distributeurs de crédits. Il cite le système hypothécaire norvégien comme exemple à suivre. 

Cela aurait pu être le système des Etats unis. Interdire les taux variables, les solutions de prêts pochette surprise, les prêts à plus de 100%, la titrisation abusive, le transport de produits financiers incompréhensibles vers l'épargnant qui ne sait pas ce que les banquiers ont collé dans ses produits d'épargne, sont du ressort du politique et des institutions de contrôle.

Elles ont toutes failli parce que les intérêts de Wall Street et la consanguinité entre ses hauts dirigeants et ceux des institutions de contrôle, plus son lobbying massif, ont interdit toute réflexion indépendante et toute législation défensive du consommateur. Tout le monde a validé l'idée qu'il fallait laisser faire et que les "innovations" proposées étaient utiles et sans danger.  

Contrairement à la plupart des autres auteurs récents de livres sur la crise, il ne se contente pas d'une explication de la crise par l'abus des crédits dits "subprimes". Comme c'est notre thèse depuis le début, nous buvons du petit lait lorsqu'on rencontre les mêmes idées dans la prose d'un prix Nobel, même si c'est dix-huit mois plus tard,.  "L'universalité du problème indique qu'il y a des vices fondamentaux dans le système" écrit-il. Le style n'est pas terrible, il faut en convenir. "Y a un blème dans l'système" c'est au mieux un thème de rappeur déchaîné. Cela manque un peu de précision.

Et justement, le style révélant l'homme, on touche une limite du livre. L'auteur sent bien que l'organisation générale de l'économie est fautive quelque part, mais il a le plus grand mal à cerner l'endroit où cela pêche et à identifier le Deus ex machina. "Il ne s'agit ni d'une question d'individus corrompus ni d'erreurs spécifiques, ni de petits problèmes à résoudre ou de petits ajustements à opérer".  Evidemment cela met en pièce le titre du livre. Mettons qu'il s'agisse d'une accroche marketing dont les éditeurs sont seuls responsables !  J. Stiglitz ajoute : "Pour quelques observateurs c'était un cas d'école parfaitement prévisible et d'ailleurs prédit".  La raison : un niveau d'endettement intenable !  "Les prétendues innovations financières ont permis à la bulle de grossir d'avantage". Il met alors les CDS en première ligne des innovations fâcheuses et explique parfaitement comment ils ont permis de tromper les règles prudentielles, et autorisé un gonflement presque sans limite des bilans, tout en accélérant la contagion de la crise de la dette dès qu'elle a démarré. Le contribuable a été le payeur de dernier ressort pour éviter que tout explose.  

On reconnaîtra ici toutes les thèses que nous défendons depuis dix huit mois.


* Les subprimes ont joué leur rôle mais ne sont qu'un détail de la crise globale

* L'endettement intenable est la source principale de la crise : il avait atteint des niveaux totalement intenables et l'effondrement était prévisible.

* Nous l'avons d'ailleurs prévu : après avoir alerter sur le caractère intenable de la dette mondiale rapportée au PIB mondial, nous avons annoncé dès 2006 un récession sévère pour 2009-2010. Dès le blocage du marché interbancaire en juillet 2007 nous avons révisé cette annonce en prévoyant l'effondrement en septembre 2008 et le gros de la crise en 2009.

* Le 22 septembre 2008 nous publions deux articles :

- l'indispensable  explication technique de détail 
- Un tableau statistique qui dit tout

qui résument tout ce que Stiglitz démonte sur 200 pages en janvier 2010.

La grande faiblesse de J. Stiglitz est , qu'après avoir, avec raison, détaillé les mécanismes de la crise, il ne parvient pas à comprendre la source même de ce surendettement. C'est comme si au billard un physicien analysait parfaitement les trajectoires des boules et leur incapacité d'aller à l'endroit espéré sans voir la queue de billard qui a imprimé l'impulsion initiale.

Souvent il frôle la bonne explication, mais jamais il ne parvient à la saisir.

C'est particulièrement clair sur la question du cycle de 8-10 ans.  On sait que nous sommes des tenants de la théorie du cycle et que nous mettons l'accent avec insistance sur cette question fondamentale qui a été sortie à tort des préoccupations des économistes à partir des années 60. Elle donne des éléments critiques de prévision. Ses ressorts étant toujours principalement financiers, elle aide à observer ce qui se passe dans ce secteur critique de l'économie qui est malheureusement l'un des enfants quasiment abandonnés de la science économique moderne, les rares auteurs qui s'y consacrent cautionnant généralement les innovations financières  ou se contentant d'analyses purement rétrospectives et sans danger.   

J. Stiglitz voit bien qu'il se passe quelque chose dans ce domaine du cycle : il évoque les travaux de Kindelberger sur le cycle  et ses explications purement financières. Cela vient tard dans le livre (P. 384) et il n'en tire pas vraiment parti.

Au contraire il commet des erreurs étonnantes. Il affirme par exemple que c'est la première fois qu'une crise américaine  secoue le monde entier. Et la crise de 73-74, alors, due exclusivement à l'abandon de la référence à l'or pour valoriser le dollar et aux méfaits jusqu'ici inconnus  des changes flottants voulus par les Etats-Unis  ?  Et la crise du début des années 80, qui touche le monde après que Volker ait décidé de casser l'inflation  née des déficits américains ? Et la crise de 91-93 qui part des Etats Unis puis touche le RU et la Hollande en 92 puis la France en 93 ?  Et la crise de 2001-2003 qui provient d'une hausse massive du dollar et des bourses américaines qui provoquent une bulle énorme qui s'effondre en entraînant toute l'économie mondiale ?  

Cette myopie se révèle aussi par le fait qu'il date le début des dérèglements au mandat de R. Reagan (le diable en personne avec la diablesse Thatcher en prime !), alors que tout se met en place à partir de 1971. (Lire notre article : sortir de la crise la crise de 1973-2010).

N'ayant aucune explication technique de la surgescence de la dette, il en revient à des explications comportementales et politiques. Il ne connait pas le mécanisme de la "double pyramide de crédits" détaillée par Jacques Rueff et reprise par Maurice Allais.

Comme c'est un bon observateur, il frôle souvent la vérité mais à chaque fois il s'en tient à l'analyse des effets sans trouver la cause. 

Il voit bien que les déficits et excédents jumeaux sino américains sont une anomalie intenable et que désormais il va falloir trouver un nouveau modèle des échanges internationaux.

Il voit bien que contrairement aux affirmations de Milton Friedman les changes flottants n'ont provoqué nulle part une diminution des réserves de change, mais exactement l'inverse. Il indique à juste raison que cela réduit la demande globale mondiale.

Il voit bien que les CDS et autres artifices financiers ont une dimension internationale et que ce risque empaqueté a joué un rôle fondamental dans la propagation de la crise.

J. Stiglitz nous rejoint pour affirmer que la première victime de la crise a été le commerce international , le principal moteur de la croissance depuis 1944 !Mais il ne voit pas  que ces évolutions sont l'enfant naturel des changes flottants :

* les variations incessantes des valeurs relatives des devises  imposent des réserves de change surdimensionnées 

* les mécanismes de couverture vis à vis des risques de changes viennent compliquer tous les contrats primaires sur les taux d'intérêts, les placements boursiers, les prêts internationaux, le financement du commerce mondial.  

Résultat : il ne parle jamais d'une réforme des changes flottants. Mettre en place une monnaie de réserve internationale en conservant les changes flottants, des banques centrales uniquement centrées sur l'inflation, des nations désarmées dans leur politique de plein emploi, ne sert strictement à rien. J. Stiglitz dit bien que " la question n'est pas de savoir si le monde va se retirer complètement du système de réserve fondé sur le dollar mais s'il va le faire de façon prudente et réfléchie". Mais lui même ne fournit pas d'explication sur  cette "façon prudente et réfléchie".

Il faut en effet revenir à la responsabilité des Etats sous la tutelle d'une organisation internationale fondée sur la parité des devoirs et des droits (fin des privilèges des Etats Unis et du Dollar). Il appartient aux Etats de défendre la parité de leur monnaie et les grands équilibres extérieurs de leur pays. Le FMI est là pour éviter les dérapages et rendre les corrections les moins lourdes possibles en cas de dérapage (alors qu'il fait exactement l'inverse en système de changes flottants).

Ce dont nous avons besoin  aujourd'hui ce sont des architectes pour bâtir ce nouvel ordre économique mondial basé sur le plein emploi et la croissance.

J. Stiglitz est parfait en dynamiteur de l'ordre ancien mais un peu faible sur la construction du monde nouveau.

Nous pensons qu'au Cercle des économistes nous déjà au stade de la reconstruction avec un diagnostic plus précis et des suggestions plus concrètes que ce que nous dit Stiglitz dans son analyse qui est une étape intéressante de la prise de conscience mondiale de ce qu'il faut faire mais qui malheureusement s'arrête brutalement au bord du  chemin.

Didier Dufau pour le Cercle des économistes e-toile.

Commentaire
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