Trump et l’Union Européenne : les injonctions économiques contradictoires ne mènent à rien.
D’accord, depuis la terrible récession mondiale de 2008 et l’apostrophe de feu la Reine d’Angleterre sur leur inutilité, s’ils ne savent plus prévoir ce genre d’évènements, les économistes ont été largement remplacés dans les médias par les philosophes, les sociologues, les décrypteurs politiques de toute obédience, les militants de tout bord, les porte-parole associatifs, … C’est fort intéressant, assez chaotique, mais plus propice à l’affirmation d’appartenances idéologiques et politiques radicales que lourd de solutions. Surtout, l’exclusion du minimum de compréhension des règles économiques de base conduit à ne pas voir les « éléphants dans la pièce » selon l’expression que l’on retrouve désormais partout. Osons cet exercice désormais devenu désuet et suspect mais qui n’est pas totalement inutile !
Continuons dans l’accord : tout le monde a compris que l’évolution du monde depuis 50 ans a basculé dans des chemins qui ont conduit à une forme d’impasse. Pour l’Occident développé, l’étape actuelle est douloureuse, avec des résultats économiques et sociaux catastrophiques et un dur déclassement des différentes classes moyennes nationales, la rupture entre la base populaire et les élites, le trouble dans les habitudes de la pensée dominante.
Quelle est la cause principale de cette évolution délétère alors que nous étions parvenus tous en Occident et dans les pays alliés, à une croissance « glorieuse » au sortir de la terrible guerre mondiale de quarante, et avions empêché que le conflit avec le monde communiste obère cette croissance historique ?
Sous la pression des États-Unis, l’Occident a mis au panier en 1971 les Accords de Bretton Woods qui ont accompagné les Trente Glorieuses. Il n’a pas fallu deux ans pour que cet abandon provoque la première récession mondiale d’après-guerre. Les troubles nés de cette décision ont étendu la crise proprement américaine à l’ensemble du monde. Le dollar s’est effondré. Les pays pétroliers ont été privés de ressource. Ils ont réagi en fin 1973, alors que la crise avait près d’un an, par la hausse massive de prix cartellisés, donc en infligeant une rançon permanente aux pays sans pétrole comme la France. La crise de 1973 n’est pas une crise du pétrole, mais une crise du système des changes qui a provoqué, comme première conséquence, une crise du pétrole qui a détruit largement les perspectives mondiales de croissance.
On est passé d’un système où les changes étaient régulés par les États, sous la surveillance du FMI, avec interdiction des grands déficits et des grands excédents. Les pays en excédent devaient hausser leur taux de change, les pays en déficits dévaluer, mais, dans tous les cas, sous contrôle pour éviter les guerres de changes qui avaient provoqué les troubles économiques désastreux de l’entre-deux-guerres.
Les accords de la Jamaïque ont décidé que les cours de changes seraient libres et que les banques centrales deviendraient les régulateurs monétaires de marchés commerciaux et financiers rendus les plus libres possible. Que chacun fasse ce qu’il veut et Dieu reconnaîtra les siens !
Quelles ont été les conséquences presque immédiates de ce nouveau « non-système » du chacun pour soi et les banques centrales pour tous ?
- Les excédents et les déficits de balances commerciales et de paiement ont explosé.
- Les relances dites keynésiennes n’ont plus fonctionné
- Les monnaies ont commencé à fondre
- La financiarisation et la recherche de valeur ont remplacé l’investissement productif, cassant le socle de la croissance.
- Les crises mondiales à répétition se sont installées, alternant crises moyennes (1981-1983, 1998-2001), et crises très sévères, (1992-1993, 2008-2010), avec en prime une crise propre à l’Euroland en 2011.
Il faut bien comprendre pourquoi les grands excédents et les grands déficits sont intrinsèquement déplorables et porteurs de désastres. L’explication est élémentaire et elle a été donnée par les plus grands économistes en particulier français comme Jacques Rueff et Maurice Allais, notre premier « Nobel » d’économie.
Lorsqu’un pays connaît un énorme excédent, il détient des masses de monnaies étrangères. Que peut-il en faire ? Garantir la création de monnaie nationale pour investir ? Oui, sans doute. Mais le secteur exportateur est en pleine forme et n’a nul besoin d’investissements supplémentaires de masse. L’investir à l’étranger ? Certes, mais dans quoi puisque les pays en déficits sont peu compétitifs et leurs entreprises vacillent et n’ont pas les moyens d’investir et d’emprunter ? Une seule issue : la spéculation, c’est-à-dire l’investissement en Bourse et dans l’immobilier, et le financement de la dette des états et de la consommation. Mais le ciel a ses limites. Au bout d’un cycle de hausses hors sol, la correction arrive et elle est sévère. D’où les crises mondiales à répétition.
Les États se retrouvent avec des possibilités de dépenser sans compter. La France l’a bien compris. Elle se retrouve avec 3 250 000 euros de dette publique ? Pas grave, puisqu’on peut trouver des ressources sur les marchés pour la financer. Jacques de la Rosière2 a plus que raison de critiquer ce mécanisme dans son dernier livre. Et personne ne pourra contester sa compétence ! Les politiciens les plus cyniques se font élire sur leurs largesses et gratuités. Mais là aussi les dettes ne peuvent pas aller jusqu’au ciel. Voici venus les plans de rigueur à répétition, mais sans employer le mot juste ! Le pays est nerveux, restons prudents !
Les pays excédentaires se voient très beaux dans leur miroir, mais meurent de trouille que la masse de monnaies accumulées, qui se comptent en milliers de milliards de dollars, perde toute valeur si le dollar s’effondre. Qui se souvient qu’en 1980 l’Allemagne et ses excédents colossaux se trouvent déjà dans les pires difficultés ? Qui se souvient que le Japon, dans les années quatre-vingt-dix, se trouve dans des transes terribles ? Il avait placé ses excédents dans à peu près n’importe quoi, comme des clubs de golf en France qui feront faillite. Désormais c’est la Chine qui craint pour ses milliers de milliards de dollars et qui les placent partout dans le monde tout en cherchant à remplacer les dollars dans ses réserves et dans ses excédents monétaires, en organisant par exemple les Brics ou en achetant de l’or.
Au lieu de se mobiliser pour réformer le système monétaire international, les États-Unis ne le souhaitant pas, et une partie des élites occidentales trouvant son bonheur dans la ponction sur les flux monétaires ou les flux de la mondialisation heureuse, on a cherché à masquer les effets délétères qui lui collent au dos comme une tunique de Nessus. La récession de 1973 est devenue « la crise pétrolière ». La crise de 1992 celle « des ordinateurs ». Celle de 2008, « la crise des subprimes ». Rien de systémique, et on s’en sortira nouvelle fuite en avant, qui, à chaque fois, alimentera la crise suivante.
Voici que Donald Trump est élu et qu’il reprend la querelle américaine qui dure depuis 50 ans en des termes qui lui sont propres, donc violents voire insupportables. En sommant tous les pays de supprimer leurs excédents vis-à-vis de son pays sous peine de droits de douane exorbitants, tout en voulant perpétuer le monopole de la création de liquidité mondiale en dollars qui impose des déficits extérieurs américains et donc des excédents réciproques à l’étranger, il milite pour deux exigences parfaitement incompatibles et formule grossièrement des injonctions contradictoires.
Autre paradoxe, Trump a compris que le système actuel pénalisait les classes moyennes américaines tout en permettant de sortir des millions de personnes de la misère dans des pays qui détestent l’Occident. Il a très bien vu que le pays excédentaire pouvait acheter le capital américain, notamment ses entreprises et que l’énorme marché chinois permettait de créer des trusts encore plus gros que les siens tout en investissant en masse dans le militaire.
Malheureusement, Il n’en tire pas toutes les conséquences et se contente d’expédients délétères. Son instinct est certes primaire mais supérieur à l’incapacité de l’Union Européenne à formuler une politique viable. Il est clair que le fait que M. Macron se voit en T-Rex et exige des autres dirigeants européens de ne pas être des herbivores ne témoigne pas non plus d’une ambition intellectuelle et technique forcenée.
Le problème de fond est que l’Euroland n’a pas proscrit non plus les grands déficits et les grands excédents. Les flux financiers des trois pays les plus excédentaires représentent presque 90 % de l’activité de la BCE. Les effets délétères des excédents au sein de la zone Euro ont rejoint les effets délétères des changes flottants. L’Allemagne a pu racheter une bonne part des industries résiduelles dans les pays européens tout en s’inquiétant de voir la Chine s’emparer ce son Mittelstand. Jusqu’à ce que la guerre en Ukraine désorganise tout son système économique, écologique et diplomatique, au point que son gouvernement explose et que ses intérêts sont devenus totalement divergents des intérêts français. Adieu le couple franco-allemand ! Les mythes n’ont qu’un temps.
L’inflation est partout du fait des conséquences du Covid et de la guerre en Ukraine, mais il faut garder à l’esprit que nous sommes dans un système global de monnaies fondantes. Les lecteurs âgés par exemple du journal le Monde le savent bien : il valait 50 centimes de Franc le numéro à la fin des années soixante et 360 cents d’Euro aujourd’hui, en attendant mieux, soit environ 360x7 = 2 520 centimes de Franc. La valeur de la monnaie a été divisée par 7 en cinquante ans et ne conserve que 14 % de sa valeur dans cette unité. Quand on prend d’autres valeurs de référence, on est plus près de 4 à 5 % que de 14 %. La valeur du Monde a finalement assez bien résisté !
Il serait sans doute utile que les yeux se descellent une fois pour toutes. La solution n’est pas dans des affrontements stériles au sein de l’Occident, ni dans la démondialisation malheureuse.
Il faut réformer les systèmes monétaires déficients et régressifs, aussi bien les changes flottants autour du dollar que les mécanismes de la monnaie unique européenne au sein de l’Euroland, qui ne permettent aucun rééquilibrage par les ajustements monétaires. La croissance mondiale ne peut être assurée que par un meilleur équilibre général des changes (par l’ajustement des changes contrôlé collectivement) et le retour à l’investissement productif, et non au placement financier ou à la recherche de la hausse permanente illusoire de la valeur des actifs.
C’est la seule sortie collective par le haut à notre disposition. Au travail ! Même s’il faut sortir pour cela du langage de Jurassic Park !
Didier Dufau
Président du Cercle des Économistes « e-toile ». Auteur de « La Monnaie du Diable », une histoire de la monnaie de 1919-2019, aux Editions du Cercle.
Le déclin français est-il réversible – Odile Jacob Jacques de la Rosière